Et d’abord, plus de rejas de rez-de-chaussée, plus de ces énormes cages de fer qui débordaient de la façade des maisons à hauteur du passant ; le soir, bourdonnantes corbeilles de mantilles et de fleurs, autour desquelles venait, papillonner la fashion masculine ; la nuit, rendez-vous officiel des soupirans sous l’œil bienveillant et discret du sereno[1], qui avait moins à faire à dépister les voleurs qu’à surveiller les jaloux. L’ayuntamiento, sous prétexte d’alignement, a récemment proscrit toute reja qui se détache des façades à moins de six pieds au-dessus du sol. Comprenez-vous la perfide tolérance de cet arrêté ? Chaque Almaviva reste libre, comme devant, de venir chuchoter à la grille des rejas, mais à la condition de dépasser la taille d’un hallebardier de la reine, et les Madrilègnes sont généralement de petite taille la statistique en fait foi. C’est là un grave échec pour les causeries sans prétentions et en plein air, ce grand élément de la sociabilité madrilègne. Ce n’est pas tout : la spéculation tend déjà à agrandir démesurément les maisons de Madrid, dont la distribution se prêtait si bien aux liaisons de voisinage. Faut-il ajouter qu’une autre innovation anglo-française, celle des cercles, commence à enlever aux salons madrilègnes leurs plus intrépides diseurs de madrigaux ? Que les femmes, à leur tour, en viennent à proscrire la fumée du cigare, et c’en est peut-être fait pour Madrid de ce roman si animé de la vie espagnole, où héros et héroïnes se trouvaient constamment en présence. Autre danger : grace au progrès de la stabilité gouvernementale, Madrid voit graduellement disparaître ces milliers de solliciteurs dont les oscillations révolutionnaires l’avaient peuplé, et, avec eux, ces façons liantes et faciles qui sont la condition première du métier de solliciteur. Ainsi, tout se conjure pour dépouiller les mœurs madrilègnes de, cette familiarité semi-provinciale qui en fait le charme et l’entrain. La rapidité avec laquelle se multiplient les théâtres (il s’en est fondé quatre nouveaux depuis 1840) est, sous ce rapport, un symptôme non moins inquiétant : la vie publique ne se développe guère qu’au détriment des relations privées.
Politiquement, Madrid est également menacé d’une transformation profonde. En même temps que disparaît de ses murs cette coalition de solliciteurs systématiques dont le tacite ascendant le pliait au fait officiel, quel qu’il fût, la tolérance calculée du gouvernement à l’égard des vaincus de tous les précédens régimes désorganise peu à peu cette autre coalition de solliciteurs rebutés, d’employés et d’officiers destitués, qui, dans les provinces, était le principal foyer des pronunciamientos. Ainsi, d’une part, l’inertie politique disparaît du centre ; d’autre part, l’initiative politique disparaît des extrémités. Un avenir
- ↑ Crieur et gardien de nuit.