Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/657

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il faut observer et suivre tous les mouvemens des réactions les plus opposées, se tenir incessamment préparé à passer d’un camp dans un autre, enfin saisir le moment décisif pour abandonner la cause qui va périr, tourner le dos à ses anciens compagnons, au besoin les combattre et les percuter, pour le plus grand profit des nouveaux alliés qu’on s’est donnés. Cette situation développe des talens et des vices particuliers. À ce régime, l’esprit s’aiguise et abonde en expédiens ; il discerne les signes des temps avec une sagacité qui confond le vulgaire ; on dirait un Mohican qui suit une piste à travers les bois ; ces hommes prennent sans effort le ton et les allures de chaque parti qui triomphe ; ils semblent n’en avoir jamais connu d’autres. Ne leur demandez d’ailleurs ni la constance, ni la probité, ni aucune de ces vertus qui appartiennent à la noble famille de la vérité ; pour eux, la politique n’est pas une science dont le but soit la félicité des nations : c’est un jeu excitant, où le hasard et l’habileté peuvent donner la richesse, le pouvoir, une couronne peut-être, et un autre coup de dé leur enlever aussi la fortune et la vie[1]. »

À ce tableau, tracé de main de maître, ose-t-on dire qu’il manque un dernier trait ? C’est qu’au milieu de la contagion universelle on ne sent pas son mal ; quand tout tourne, il n’y a plus de point fixe qui vous avertisse de votre propre changement : c’est ainsi que nous sommes emportés, sans le savoir, par le mouvement de la terre. Voici ce qu’écrit Cicéron à un de ses amis : c’est la page de l’historien anglais mise en maximes d’état.

« Nos principes sont qu’il ne faut jamais lutter contre le plus fort, qu’on doit se garder de détruire, même quand on le pourrait, les pouvoirs qui se forment ; que lorsque tout change autour de soi, quand les dispositions des gens de bien se modifient comme le reste, il ne faut pas s’opiniâtrer dans ses opinions ; qu’en un mot, il faut marcher avec son temps. Lorsqu’en changeant de voiles et en déviant ; on peut arriver au but de sa course, n’est-il pas absurde de persister, en dépit de tous les dangers, dans la première direction qu’on aura prise ?… Ainsi, ce que nous devons nous proposer, nous autres hommes d’état, ce n’est pas l’unité de langage ou de conduite, mais l’unité du but : tant que les choses se passent entre citoyens sans armes, il faut préférer le plus honnête parti ; mais, quand la guerre éclate et que deux camps sont en présence, on doit se ranger autour du plus fort, chercher enfin la raison où se trouve la sûreté : voilà ma politique. »

Cicéron n’avait été amené à cette résignation fatale que dans cette troisième et dernière période de sa carrière politique dont je signalais tout à l’heure la tristesse. Il faut pénétrer d’abord avec lui dans la première époque de sa vie. Il est juste de montrer par quels services signalés

  1. Macaulay, page 72.