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ajoutaient une étrange saveur à ces plaisirs de la société romaine. Pendant que Brutus et quelques stoïciens pâles et froids préparaient dans le silence le poignard qui tua César, Cicéron et les honnêtes gens de son temps, la bonne compagnie, comme nous dirions aujourd’hui, soupaient à Rome. C’était une affaire : on se hâtait de jouir d’une fortune qui demain pouvait vous être enlevée.

« Votre lettre me charme ; j’ai ri et j’ai vu que vous pouviez rire. Vous ne me reconnaîtriez plus, tant je suis devenu un bon convive. Je n’ai plus à me nourrir de préoccupations politiques, de discours au sénat. Je me jette corps et biens dans la cause d’Épicure, mon ancien ennemi. Mon estomac ne veut pas de ses excès ; mais j’aime le goût de bonne chère que vous mettiez jadis dans votre somptueuse existence. Préparez-vous, vous avez affaire à un gourmand qui commence à s’y entendre… Savez-vous bien que j’ai souvent à ma table les gens les plus délicats de Rome ?… Hier, la Junon aux yeux de bœuf[1] était des nôtres, et quelques autres encore ; mais voyez mon audace, j’ai été jusqu’à donner à souper à Hirtius sans avoir de paon… On vient d’inventer pour les champignons et pour les petits choux des assaisonnemens qui en font ce qu’il y a de plus délicieux. Je suis tombé sur un de ces plats au repas des augures chez Lentulus, et j’en ai été malade toute la nuit. »

Mais cette disposition à l’insouciance, ce besoin de s’étourdir même dans des distractions peu dignes de son grand esprit, étaient loin d’être l’état habituel et le fond de l’ame de Cicéron. Les voluptés romaines pouvaient traverser un instant cette ame ouverte à tout, inquiète, curieuse, et occuper quelque coin obscur de cette vaste intelligence : elles ne l’avaient jamais ni remplie ni satisfaite. Au milieu de ces débauches d’honnêtes gens, on voit la tristesse qui monte au front et une larme qui vient à ses yeux. « Hélas ! dit-il en finissant, n’ai-je pas assez pleuré sur la patrie, pleuré plus amèrement et plus long-temps que jamais aucune mère sur son fils unique ? »

Jamais Cicéron n’avait été plus malheureux. Il traversait une de ces phases douloureuses où tout est remis en question, convictions, croyances, intérêts, et la vie entière. Qui de nous, après soixante ans de révolutions et de ruines, n’a été atteint des mêmes anxiétés et n’a pas senti la foi à ses plus chères doctrines chanceler au fond de son cœur ? Cicéron passait à travers ces dures angoisses ; il voyait tomber tout ce qu’il avait aimé et respecté jadis. Après avoir sauvé la république des fureurs de Catilina, il se demandait si cette république pour laquelle il avait combattu toute sa vie, violente, tumultueuse, déchirée par les factions, livrée comme une pâture de chaque jour aux excitations de quelques tribuns, valait la sécurité, la paix dont

  1. La belle Clodia, sœur et maîtresse de Clodius, dont la femme de Cicéron était fort jalouse.