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Rome et le monde jouissaient sous l’autorité d’un seul. Il souffrait, il attendait, et il se taisait. Avec sa voix s’éteignait aussi ce gouvernement dont il avait été quelque temps l’ame, et dont il reste encore aujourd’hui le plus glorieux représentant, le gouvernement de la parole. De la tribune d’Athènes, ce gouvernement était passé dans le Forum : c’est de là qu’il régnait sur le monde, conquis par les armes romaines. L’éloquence était devenue non pas seulement l’instrument, mais l’institution la plus importante de l’état. Par elle, et par elle seule on arrivait au pouvoir, aux magistratures souveraines. Cet art merveilleux de bien dire, qui ne devrait que servir d’ornement à l’art de bien faire, était devenu peu à peu le but même de la politique. Quand Cicéron avait prononcé une de ses immortelles harangues, il croyait que Rome était sauvée, et qu’il ne restait plus qu’à rendre grace aux dieux. Il restait à gouverner, et c’était alors que la faiblesse du caractère et de la conduite contrastait péniblement avec la magnificence du langage.

César parlait aussi, mais il agissait surtout. « Cet homme ne dort ni ne s’arrête jamais, » disait avec effroi Cicéron. Le jour où l’homme d’action, le vainqueur des Gaules, se trouva en face de l’homme de la tribune, le gouvernement de la parole dut périr. Un dernier effort cependant nous a valu les Philippiques ; mais Antoine chargea ses licteurs de répondre aux invectives de Cicéron, et la tête du grand orateur fut clouée à la tribune aux harangues. Ce fut dans l’antiquité la fin de cet empire de l’éloquence, dont Ésope, en parlant des langues, « la meilleure et la pire chose qui soit au monde, l’organe de toute vérité, la source de toute erreur, » avait déjà donné la définition la plus complète.

Bien des siècles après, un gouvernement dans lequel aussi la parole a le premier rôle et règne sur les autres pouvoirs de la société, contraints ou persuadés par elle, le gouvernement parlementaire, a été pratiqué d’abord en Angleterre, puis en France. On a relevé la tribune aux harangues ; on a retrouvé et ressuscité ce gouvernement de l’esprit, cette haute république des intelligences, dont la brillante filiation remonte à la Grèce et à Rome. Ce n’est point, en effet, dans les bois de la Germanie que ce beau système a été trouvé ; c’est bien plutôt, ce nous semble, dans l’Agora ou au Forum[1]. Pourquoi les grandes et solides destinées que cette forme de gouvernement poursuit en Angleterre ne nous ont-elles pas été accordées ? Les hommes, assurément, n’ont pas manqué chez nous à l’épreuve ; nous avons vu, nous avons entendu des orateurs que l’histoire nommera après l’orateur romain, et qui le surpassaient par la hauteur et la fermeté du caractère. Ce gouvernement, fondé sur la grandeur même et la responsabilité de l’esprit humain,

  1. Esprit des Lois, liv. II, chap.VI.