Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/680

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On voit l’Espagne à travers un nuage de poussière et l Angleterre, à travers un voile de brouillard.

La manière de voyager n’est pas moins différente que l’aspect des lieux : ici, de lourdes diligences traînées par huit mules chamarrées de panaches et retentissantes de grelots, que presse de ses cris et de ses jappemens le zagal qui court à côté d’elles ; un quart d’heure perdu à chaque relais ; une couchée toutes les nuits, qui parfois, il est vrai, commence à dix heures pour finir à minuit ; des routes détestables des qu’on s’éloigne des grandes lignes de communication ; là, dans toutes les directions, le prosaïque et rapide wagon avec son odieux fracas de ferrailles en mouvement, la locomotive qui hurle et siffle comme une bête furieuse, mais emporte le voyageur sans s’arrêter ni jour ni nuit. Nul pays n’est plus propre à l’établissement des chemins de fer que l’Espagne centrale, formée, comme on sait, d’immenses plateaux ; mais quand y aura-t-il des chemins de fer en Espagne ?… On a entrepris d’en conduire un de Madrid à Aranjuez, c’est-à-dire à huit lieues ; cette vaste conception n’a pu encore être menée à fin. En Angleterre, le voyageur voit partout des villes opulentes, de beaux villages, de magnifiques châteaux d’élégans cottages, des haies bien entretenues, des arbres… les plus beaux arbres du monde ! En Espagne, les champs cultivés eux-mêmes ont l’aspect du désert, les villages sont rares, presque point de châteaux, peu de maisons de campagne, peu de fermes, et les Espagnols semblent être tous de l’opinion d’un vieux paysan qui me disait, avec un accent que je n’oublierai pas : — Des champs inhabités, c’est ce que j’aime ! (Campos sin poblacion es mi passion !)

Les souvenirs de mes deux voyages s’opposent sans cesse dans mon esprit. Je me rappelle, par exemple, mon arrivée à Baylen, vers midi, par un jour brûlant de juin : un palmier, le premier que j’eusse rencontré, m’annonçait l’Andalousie ; des lauriers-roses, comme en Grèce et en Asie mineure s’élevaient parmi les rochers ; des marchandes d’oranges et des marchands d’eau entouraient la voiture en criant. Tout était blanc de poussière, tout donnait au toucher une sensation de vive chaleur, tout était aride, éblouissant, ardent. Au même instant, je me retrace les prairies de Windsor ; je me vois revenant, par une calme soirée, le long des rives vertes et fraîches de la Tamise, qui serpentait dans le crépuscule et sur laquelle voguaient tranquillement de beaux cygnes, tandis que des groupes de promeneurs paisibles apparaissaient errans sur les gazons ou assis sous des hêtres magnifiques. Entre ces deux tableaux que j’aperçois simultanément dans ma pensée, il y a une distance infinie : ils se rapportent à deux zones, ils appartiennent à deux mondes.

Sans doute ; il se trouve en Espagne des régions boisées et verdoyantes, les montagnes de la partie septentrionale de la Péninsule, près de Grenade