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parties de l’une, qui sont du domaine de l’autre[1]. » Il écrivait encore : « On dit que le cygne chante plus doucement lorsqu’il est voisin de la mort ; je tâcherai, à son imitation, de faire mieux que jamais : c’est peut-être le dernier ouvrage que je ferai pour vous[2]. »

Les derniers tableaux de Poussin, ceux qu’il acheva de 1657 à 1664, bien que l’effort s’y laisse quelquefois apercevoir, démontrent que ce grand génie conserva non-seulement sa lucidité et sa puissance, mais son activité jusqu’au bout. En 1664, il perdit sa femme, sa compagne dévouée de trente années, et cette date marque le dernier terme de sa vie d’artiste, car depuis lors il ne fit plus que traîner dans le chagrin et les infirmités un misérable reste d’existence. Et cependant, avec quelle admiration et quel contentement ne retrouve-t-on pas cette grande ame digne d’elle et intacte dans ce corps souffrant et délabré ! Nous citons, pour en témoigner, la lettre si noble et si touchante, en quelque sorte son testament, qu’il adressa peu de temps avant sa mort à M. de Chantelou : « Je vous prie de ne pas vous étonner s’il y a tant de temps que j’ai eu l’honneur de vous donner de mes nouvelles. Quand vous connoîtrez la cause de mon silence, non-seulement vous m’excuserez, mais vous aurez compassion de mes misères. Après avoir, pendant neuf mois, gardé dans son lit ma bonne femme, malade d’une toux et d’une fièvre d’étisie qui l’ont consumée jusqu’aux os, je viens de la perdre. Quand j’avois le plus besoin de son secours, sa mort me laisse seul, chargé d’années, paralytique, plein d’infirmités de toutes sortes, étranger et sans amis, car en cette ville il ne s’en trouve point. Voilà l’état auquel je suis réduit ; vous pouvez vous imaginer combien il est affligeant. On me prêche la patience, qui est, dit-on, le remède à tous maux : je la prends comme une médecine qui ne coûte guère, mais aussi qui ne guérit de rien. Me voyant dans un semblable état, lequel ne peut durer long-temps, j’ai voulu me disposer au départ. J’ai fait, pour cet effet, un peu de testament, par lequel je laisse plus de 10,000 écus de ce pays à mes pauvres parens, qui habitent aux Andelys. Ce sont gens grossiers et ignorans, qui, ayant après ma mort à recevoir cette somme, auront grand besoin du secours et de l’aide d’une personne honnête et charitable. Dans cette nécessité, je viens vous supplier de leur prêter la main, de les conseiller et de les prendre sous votre protection, afin qu’ils ne soient pas trompés ou volés. Ils vous en viendront humblement requérir, et je m’assure, d’après l’expérience que j’ai de votre bonté, que vous ferez volontiers pour eux ce que vous avez fait pour votre pauvre Poussin pendant l’espace de vingt-cinq ans. J’ai si grande difficulté à écrire, à cause du tremblement

  1. 15 mars 1658.
  2. 24 décembre 1659.