Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/732

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

de ma main, que je n’écris point présentement à M. de Chambrai[1], que j’honore comme il le mérite, et que je prie de tout mon cœur de m’excuser. Il me faut huit jours pour écrire une méchante lettre, peu à peu, deux ou trois lignes à la fois, et le morceau à la bouche ; hors de ce temps-là, qui dure fort peu, la débilité de mon estomac est telle qu’il m’est impossible d’écrire quelque chose qui se puisse lire[2]. »

Poussin n’avait pas d’enfans. Cette dernière année qu’il passa à pleurer sa femme avant de mourir lui-même dut être remplie d’une bien terrible amertume. Le foyer était désert, les rêves envolés ! Une vie noble, bien remplie, et ce grand cœur qui fut le trait distinctif de Poussin, ne dispensent personne de ces terribles réalités de la douleur. Non-seulement Poussin n’avait pas d’enfans, mais, ses derniers amis étant tous morts avant lui, il demeurait absolument seul dans cette Rome pleine de tombeaux. Après avoir, pendant son séjour en France, tant désiré d’y revenir et de la revoir, il la nommait maintenant « cette ville où il n’y a pas d’amis. » Il se ressouvenait, avec des regrets, de la patrie, que l’on peut abandonner pendant la jeunesse, mais dans laquelle il faut retourner pour mourir.

Nous pommons trois portraits de Poussin. L’un d’eux, le meilleur, celui qu’il fit en 1650 pour M. de Chantelou, est au Louvre ; les autres n’en sont que la répétition[3]. Ce portrait, que M. de Chantelou attendit pendant des années, devait d’abord être fait par Mignard ; il est curieux de voir les raisons qui ont engagé Poussin à s’exécuter (quoiqu’il n’ait pas fait de portraits depuis vingt-cinq ans, écrit-il) et à le faire lui-même. « J’aurois déjà fait faire mon portrait pour vous l’envoyer, comme vous désirez, mais il me fâche de dépenser une dizaine de pistoles pour une tête de la façon de M. Mignard, qui est celui qui les fait le mieux, quoi qu’elles soient froides, fardées, sans force et sans vigueur. » On dirait ce jugement écrit d’aujourd’hui.

Poussin s’est représenté assis dans l’ombre, drapé d’un manteau noir à larges plis, la main appuyée sur un petit portefeuille à esquisses ; ses yeux sont noirs, pleins de feu et profondément enfoncés sous des sourcils épais ; le nez est aquilin et massif ; la bouche, quoique trop grande, est belle, la moustache rare. Ses cheveux, longs, noirs et abondans, sont partagés sur le milieu de la tête par une ligne qui descend jusque sur le front. Ce front porte entre les sourcils ces rides « qui appartiennent exclusivement, dit Lavater, à des gens d’une haute capacité, qui pen-

  1. Frère cadet de M. de Chantelou.
  2. 16 novembre 1664.
  3. L’une de ces copies était pour M. Pointel, un des meilleurs amis de Poussin et banquier à Paris. Poussin fit pour lui plusieurs ouvrages, entre autres Rébecca, — Moïse sauvé ; en 1648-49, la Vierge aux dix figures, — le Polyphème du musée de Madrid ; — en 1651, l’Orage et le Temps serein ; — en 1653, Jésus-Christ et Madeleine.