Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/782

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
776
REVUE DES DEUX MONDES.

voulu me montrer de ses lettres, pour qu’un tel soupçon soit impossible, indigne !

— Et puis, reprit Hervé souriant de l’emportement chevaleresque du jeune homme, ma sœur ne vient pas seule. Elle est accompagnée de plusieurs personnes, qui, j’en suis sûr, ne m’aiment pas, et vous pouvez comprendre, Francis, qu’il m’est pénible de ne voir que de la froideur et de l’hostilité sur des visages autrefois familiers et amis.

— Y aurait-il une indiscrétion extraordinaire, commandant Hervé, à vous demander un dénombrement de l’équipage féminin du canot ?

— Dans un temps où la politesse est une perle des plus rares, lieutenant Francis, il m’est impossible de ne pas satisfaire une curiosité qui s’exprime avec une si pointilleuse convenance. Je ne vous dirai rien de Mlle Andrée de Pelven, ma sœur, dont je ne vous ai sans doute que trop parlé. — Francis rougit de nouveau. — Mais, continua le commandant, vous avez excusé cette faiblesse dans un frère. Outre cette jeune personne, le canot que vous voyez à une demi-lieue en mer s’honore de porter Mme Éléonore de Kergant, autrefois chanoinesse ; elle est sœur du marquis de Kergant, mon tuteur : c’est l’ennemie la plus acharnée que je connaisse à la république française, et l’amie la plus tendre que l’étiquette, le haut savoir-vivre et la poudre à la reine aient conservée en ce temps d’abomination. Derrière cette dame, et à une distance respectueuse, vous apercevrez une jeune Basse-Brette qui promettait d’être une des plus belles créatures dont regard d’homme puisse être charmé. Elle se nomme Alix. C’est la fille du citoyen Kado, ce grand guide breton qui a amené les chevaux, et que vous voyez appuyé contre ce mât. Je vous prie d’observer en passant que cet homme, avec ses cheveux pendans, son large chapeau, ses braies bouffantes et son habit à la Louis XIV, est à sa façon un type d’une grande beauté, qui peut vous donner une idée de celle qui caractérise sa fille. Alix a été élevée au château : elle y vit dans une condition mixte ; ce n’est pas une demoiselle, et ce n’est pas une femme de chambre. Elle a les mains blanches et sait l’orthographe. Enfin, à une distance plus respectueuse encore, je suppose, vous remarquerez ou vous ne remarquerez pas une fille de chambre anglaise, ou écossaise, ou je ne sais pas quoi, une miss Mac-Grégor, qui compte des chefs de clan parmi ses ancêtres, et que des malheurs quelconques ont réduite à l’esclavage. Comme la chanoinesse l’a attachée tout récemment à son service, je ne l’ai jamais vue ; toutefois, si vous tenez à son portrait, le voici : c’est une gauche et grande personne rousse, qui prend du tabac en cachette. Êtes-vous content, Francis ?

— Pas encore, commandant ; car, si je ne me trompe, il y a cinq femmes dans le canot, et vous ne m’en avez nommé que quatre.