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BELLAH.

— C’est juste, reprit Hervé de Pelven, et il poursuivit avec un embarras qui n’échappa point à son ami : il y a encore ou du moins il doit y avoir, car je ne distingue rien d’ici, Mlle Bellah de Kergant, fille du marquis et nièce de la chanoinesse. Ce nom de Bellah est de tradition dans la famille depuis les Conan et les Alain.

— Quoi ! est-ce tout ? demanda Francis. Pas un mot d’éloge et pas une épigramme. Me voilà contraint de penser que la jeune dame est contrefaite ou parfaite, puisque votre pinceau ne daigne pas ou n’ose pas s’occuper d’elle.

— Il est toujours délicat de parler de ses ennemis, dit Hervé, et j’ai le regret de compter Mlle de Kergant parmi les plus ardens adversaires de la cause que je soutiens. Elle est l’amie de ma sœur ; je puis dire qu’elle a eu pour moi-même, pendant de longues années, les sentimens qu’on a pour un frère ; mais je ne suis plus maintenant, pour elle, qu’un misérable souillé du sang de son roi, sali de la poussière de toutes ses reliques en ruines… Une minute de silence suivit ces paroles que le jeune commandant avait prononcées d’une voix émue et vibrante ; puis il reprit : — Vous la verrez, Francis, vous me direz si jamais peintre a fait luire sur un plus divin visage la pureté d’une vierge et l’ame d’une martyre. — Hervé s’interrompit encore, et ce ne fut qu’après avoir détourné la tête pour cacher l’altération de ses traits qu’il ajouta : — C’est une lutte quelquefois bien rude, monsieur Francis, que celle des croyances et des devoirs que fait éclore l’âge d’homme contre les plus doux sentimens de l’enfance.

Le jeune commandant, en achevant ces mots, se leva et fit avec précipitation quelques pas sur la grève, tandis que le petit lieutenant demeurait à la place où il venait de recevoir cette demi-confidence, les yeux humides et le front couvert d’un nuage mélancolique auquel la légèreté habituelle de sa physionomie prêtait un touchant caractère.

Nous profiterons du court intervalle qui sépare encore le canot anglais du rivage pour compléter, aussi brièvement que possible, une exposition malheureusement indispensable aux plus humbles récits. — Hervé et sa sœur, orphelins dès leurs premières années, avaient été légués à la tutelle du marquis de Kergant, vieil ami du comte de Pelven, leur père. Le marquis s’était acquitté avec une pieuse délicatesse d’un engagement formé au pied d’un lit d’agonie. Les deux tristes enfans avaient trouvé au foyer du loyal gentilhomme une place fraternelle à côté de Bellah, sa fille unique ; ils avaient partagé avec elle les bienfaits d’une éducation pleine d’une sévère sollicitude. — Quand il eut atteint sa seizième année, Hervé fut envoyé dans un collège de Paris, d’où il ne sortit que pour entrer à l’école militaire de Brienne. À la fin de chaque été, le jeune homme venait passer quelques semaines au château de Kergant ; mais, s’il y rapportait toujours