Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/795

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
789
BELLAH.

lieue environ, on apercevait, sortant du sein de la brume, le sommet indécis d’une colline, et, plus haut, se dessinant nettement sur le ciel, la masse noire et déchirée d’une ruine féodale. Sur un par de mur isolé s’ouvraient, avec une sorte de clairvoyance fantastique, deux fenêtres ogivales emplies des pâles clartés de la lune, dont le disque était invisible. Hervé et Francis avaient fait halte les premiers devant cette apparition. Les femmes, obéissant à un vague sentiment de terreur, avaient serré leurs rangs et s’étaient rapprochées des deux officiers.

— N’est-ce pas là, mademoiselle, dit le commandant Hervé en se tournant vers l’Écossaise, qui avait enfin soulevé son voile, n’est-ce pas là un paysage de votre patrie ? —La jeune fille s’inclina sans répondre.

— Mon frère, demanda Andrée, devons-nous véritablement passer la nuit dans cette horreur qui nous regarde là-bas ?

— Vous savez, ma chère, dit Hervé, que je n’ai trempé en rien dans votre itinéraire ; il faudra vous en prendre à l’honnête Kado, si votre chambre à coucher vous déplaît.

— Je mourrai de frayeur là-dedans, je vous assure, reprit Andrée.

— J’espère, dit la chanoinesse sur le mode pointu et solennel qui distinguait son élocution, j’espère que M"0 de Pelven sera vite réconciliée avec ce vieux château, quand elle saura qu’il a été construit par ses braves ancêtres, et que c’est le plus ancien patrimoine de sa famille.

— Bon ! s’écria Andrée, grand merci ! Il ne manquait plus que cela. Mes braves ancêtres, madame ? Eh bien ! la petite-fille de mes braves ancêtres est une poltronne, voilà tout. Mon Dieu ! et moi qui ai tous leurs portraits dans la tête ! Je suis bien sûre de les voir défiler toute la nuit à la queue leu leu, depuis Olivier aux grands pieds jusqu’à Geoffroy barbe torte.

— Et quand vous les verriez, ma chère, interrompit une voix dont le timbre singulièrement doux et grave accéléra tout à coup les mouvemens du cœur de Hervé, qu’en pourriez-vous redouter ? Vous êtes leur descendante loyale ; vous avez conservé l’honneur de leur nom et la fidélité de leurs croyances… Ce n’est pas vous, Andrée, qui devez craindre de voir en face ceux qui ont su vivre et mourir pour leur Dieu et pour leur roi.

Le jeune commandant républicain avait senti le sang lui monter au visage.

— Si je connais l’histoire de ma famille, dit-il d’un accent un peu ému, plus d’un, parmi ceux dont parle M"0 de Kergant, est mort en combattant contre le roi pour sa patrie:la patrie d’un Breton, dans ce temps-là, c’était la Bretagne; aujourd’hui, c’est la France.

En achevant ces mots, Hervé poussa son cheval dans le sentier raboteux qui descendait en serpentant sur le revers de la colline. Francis,