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je le retrouvai en 1846, Tom, le cheval, la Chica, formaient, comme autrefois, toute sa famille. Pauvre Chica, qui n’avait jamais eu qu’une ambition dans sa vie ; porter une robe de soie ! Rentrés à la garnison, Tom était le pourvoyeur ; ils partaient tous deux à l’aube du jour et ne revenaient qu’à la nuit, harassés, mais contens et le carnier rempli. La Chica, qui avait passé la journée à chanter, mettait le couvert, et les trois amis soupaient tranquillement.

Quelques mois plus tard, après une absence de trois semaines, un de nos escadrons rentrait à Mascara d’une course aux avant-postes. Nous suivions la rue qui mène au quartier de cavalerie, lorsque nous vîmes tous les officiers de la garnison réunis devant la petite maison du caïd. On vint à nous, les poignées de main s’échangèrent, et l’on nous apprit que la Chica, la compagne du caïd, l’amie de tous, était morte.

La pauvre petite souffrait depuis quelque temps ; la veille, cependant, elle s’était levée. Il y avait un beau soleil bien chaud, et l’air était plein de parfums. — Chico, dit-elle au caïd, donne-moi ton bras, je veux voir encore le soleil. — Et elle fit quelques pas, se prit à pleurer en regardant les feuilles qui poussaient et la beauté du jour ; puis, comme elle regagnait le fauteuil. — Ah ! -Chico ; dit-elle, je meurs ! — Et en s’asseyant elle rendit l’ame, sans agonie, sans contraction, souriant encore en regardant le caïd.

À ce moment, le cercueil de la Chica sortait de la maison ; tous les fronts se découvrirent, et nous nous joignîmes aux officiers qui.l’accompagnaient jusqu’à sa tombe.

Le cimetière de Mascara, rempli d’oliviers et de grands arbres, est situé au milieu des jardins : tout y respire la paix, le calme et le repos. La tombe de la Chica avait été creusée sous un figuier. Les spahis qui la portaient s’arrêtèrent, chacun se rangea en cercle ; deux soldats du génie saisirent la bière légère et descendirent la pauvre Chica dans sa dernière demeure. Le caïd était au pied de la fosse. Le soldat lui présenta la pelletée de terre ; la rude main du spahi tremblait en la prenant, et quand la terre, rencontrant le cercueil, rendit ce bruit sourd si plein de tristesse, une grosse larme à moitié contenue roulait dans ses yeux.

Depuis ce jour, Tom, que la Chica aimait, devint la seule affection du caïd.


PIERRE DE CASTELLANE.