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ou, mieux encore comme le capital sur lequel le niveau démocratique a hâte de passer. Tandis que les qualités les plus heureuses et les plus profondes de l’art se dissipent ou s’égarent, ne sentez-vous pas comme une sorte d’impuissance ou du moins une incroyable difficulté de rajeunissement ? Tandis que les grandes et souveraines intelligences s’en vont, s’en élève-t-il de nouvelles pour recueillir et renouer leur tradition ? Aux talens qui fléchissent ou disparaissent, voyez-vous succéder de nouveaux talens ? Et de là naît cet inquiétant et douloureux problème à mesure que la lumière intellectuelle semble se répandre, est-elle condamnée à perdre de son intensité ? il y a aujourd’hui plus d’hommes qui pensent peut-être ou qui ont toutes les apparences de la pensée : — l’intelligence a-t-elle la même force, la même vigueur, le même élan ? Le nombre de ceux qui participent à une certaine culture de l’esprit augmente sans doute : — le goût général conserve-t-il sa vivacité féconde : l’inspiration littéraire s’accroît-elle en proportion ? Ce phénomène de l’abaissement du niveau des esprits s’est révélé à plus d’une conscience contemporaine ; M. Thiers le montrait récemment se cachant sous la passion de la vulgarisation et des connaissances superficielles. Il était apparu à l’auteur du fragment sur l’Avenir du monde, qui voyait venir comme une menace, un ordre nouveau ; issu de cette fausse et dissolvante démocratie, ou les facultés éminentes du génie devraient nécessairement mourir, où l’imagination et les arts iraient se perdre dans les trous d’une « société ruche. » Merveilleux indices des prospérités futures ! singulière ébauche de l’humanité nouvelle qu’on nous prépare en commençant par la mutiler dans ses élémens les plus généreux par la priver de son génie et de son ame, par la dépouiller de ce qui l’honore et la grandit !

Un des plus tristes caractères et cette défaillance du principe intellectuel, ce n’est point peut-être l’excès d’impuissance qui s’y révèle et qui pourrait n’être que le fruit avili de circonstances passagères, une surprise accidentelle de nos instincts trompés ; c’est que ces symptômes se e produisent avec toute la rigueur d’une réalisation systématique. Ils sont en germe dans nos doctrines sociales, dans nos philosophies sceptiques, qui ont bien soin d’envelopper leur poison de flatteries passionnées, qui, sous cette pourpre équivoque des systèmes, n’offrent autre chose, à l’homme que la théorie de son propre abâtardissement. Écoutez le sophisme le plus en faveur, celui qui a fait le plus de victimes peut-être : il vous dira comment le progrès réside justement dans cette annihilation des facultés individuelles ; il vous expliquera les merveilles de la répartition égale de l’intelligence ; il vous démontrera comment l’humanité, mise en possession d’elle-même, arrivant par degrés au niveau souhaité de vérité et de lumière, ne laisse plus même de place à l’essor et à l’action des talons éminens ; il vous révélera le secret