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de cet avenir où toutes ces choses qu’on nomme le génie, l’éloquence, l’inspiration ; sont des privilèges odieux et inutiles auxquels suppléent suffisamment l’instruction primaire et l’enseignement des droits du citoyen. C’est la philosophie de l’ignorance ajoutée à la philosophie de la misère. Admettez pourtant un moment cet étrange idéal d’une sorte de loi agraire intellectuelle en portant atteinte à ces qualités heureuses et rares par lesquelles les esprits se distinguent, qui les soumettent les uns aux autres et qui sont les mystérieuses faveurs de la nature, — changerez-vous aussi l’essence de cette nature, elle-même ? l’enchaînerez-vous dans ses besoins incessans, dans ses désirs toujours prêts à renaître ? Est-ce que l’immobilité, le repos, même dans la conquête, — est la loi du développement humain, et y a-t-il autre chose que des haltes passagères ? L’homme voit bientôt se rouvrir la série de ses efforts et de ses ardentes recherches de l’inconnu. Telle est sa condition, qu’il se sent pris de dégoût parfois pour ce qui, de loin, lui semblait le plus enviable et ce qui lui a coûté le plus à obtenir, qu’il est forcé de se créer un but nouveau, et de reprendre sa marche interrompue. La grande aventure de l’humanité recommence, et c’est là que se retrouve cette noble et heureuse nécessité des supériorités morales et intellectuelles, de cet héroïsme idéal dont l’imagination passionnée de Carlyle fait un culte. Culte étrange ! dira-t-on : — culte juste et fécond, dirai-je, — qui ne fait qu’exprimer ce besoin intime, incessant, pour une société civilisée, de sentir la vie se réfugier et palpiter dans des êtres d’élite, — politiques, penseurs ou artistes ! Mais si d’avance vous avez provoqué la stérilité des intelligences, si vous avez travaillé, comme à une œuvre méritoire, à la déconsidération du talent, si vous avez érigé la défiance de ces supériorités naturelles en vertu publique, vous n’aurez pas le despotisme du génie, cela se peut ; vous aurez préparé quelque chose de mieux, — le despotisme, la tyrannie des médiocrités ; qui se disputeront comme une proie le pouvoir, la science, la gloire politique ou littéraire, et vous feront passer sous les fourches caudines de leurs passions subalternes. Vous aurez les héros de lieux suspects escaladant la vie publique, les déclamateurs de tabagie dans le conseil et « tous les dialectes dans le sénat, » ainsi que le dit M. Chastes.

Ceci est ce qu’il y a de chimérique dans ces doctrines ; c’est le rêve creux de ceux qui caressent l’idée de l’égalisation universelle, qui imaginent une humanité abstraite où tout ce qui tend à s’élever est ramené au niveau commun, où la masse est prise pour type et pour idéal. Ce qu’il y a au fond d’hostile pour l’intelligence et pour l’esprit littéraire, qui vit du développement des facultés individuelles, n’est guère déguisé sans doute ; voulez-vous voir la traduction franche et brutale de la même pensée mise à nu ? jetez les yeux autour de vous et observez ce qui s’est