Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/966

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
960
REVUE DES DEUX MONDES.

l’on ne pense, à la condition qu’il soit entoure de quelque reflet de grandeur. Pourquoi donc en effet le peuple a-t-il, durant tant de siècles accumulés, si complaisamment supporté la domination pesante des classes privilégiées et des pouvoirs soi-disant de droit divin ? Est-ce par bassesse d’ame et par faibles de cœur ? Non ; si le paysan n’a pas secoué plus tôt l’intolérable joug de la féodalité, c’est qu’il sentait une véritable supériorité d’intelligence et de courage en ceux qui lui commandaient, c’est parce qu’il voyait plus de dévouement et d’audace, plus de noblesse d’esprit et de caractère à mener une existence guerroyante pour Dieu et la patrie qu’à labourer un champ. Voyez l’aristocratie et la bourgeoisie anglaises : n’ont-elles pas conservé sur le peuple cet ascendant du génie et du civisme ? Le peuple, de son côté, par un long usage de la liberté politique, a contracté l’habitude de s’en reposer sur ses chefs ; il a des traditions et des mœurs politiques, il suit des routes battues ; il les suit de confiance ; il obéit respectueusement, sans susceptibilité ni jalousie. Le peuple anglais croit à la supériorité des hommes qui le gouvernent, parce qu’en effet ils justifient l’opinion que ce peuple a de leur mérite. M. Mackinnon nous indique avec beaucoup de raison que le salut des sociétés est en partie dans le rétablissement de ce respect de la hiérarchie.

À ce point de vue, le malheur de la société française est peut-être que la bourgeoisie n’ait pas toujours bien compris la portée de son rôle, et n’ait pas su le prendre d’assez haut. Il semble, en effet, qu’en succédant à la situation et à l’autorité de l’ancienne noblesse, la bourgeoisie n’ait tenu à lui emprunter que ses dehors et ses vanités, en laissant se dégrader le brillant héritage de dévouement, d’énergie et de sévère hardiesse que la vieille bourgeoisie parlementaire léguait autrefois à ses descendans. La bourgeoisie d’à présent, dépourvue de toute tradition de famille, s’étiole dans le bien-être dès la seconde génération, et les hommes qui depuis de longues années lui ont donné quelque lustre sont pour la plupart des nouveaux venus qui se sont élevés par le labeur et la lutte du fond du prolétariat, comme si elle ne contenait point dans son sein assez de vertus viriles et fécondés pour s’alimenter et se reproduire par elle-même ; mais les calamités qui l’ont frappée si profondément depuis deux ans ont été pour elle une leçon, une épreuve dans laquelle elle a déjà puisé une force qu’on ne lui connaissait plus. En ce sens, le malheur lui a été profitable : il lui a inspiré un sentiment plus haut de sa mission ; il lui a enseigné que son salut, celui de la société, dépendent de son courage et de son intelligence. Dès à présent, elle a d’autres préoccupations que de vivre heureuse et tranquille. Elle sent qu’elle est responsable de l’avenir du pays et de la civilisation ; déjà elle a ressaisi le pouvoir, et, en l’exerçant, elle va se rendre digne de le conserver sans contestation. Ainsi se rétablira ce sentiment de la hiérarchie, cette pondération des forces sociales que M. Mackinnon nous fait remarquer avec complaisance et fierté dans son pays, et qu’il nous montre comme une des principales conditions du progrès de la civilisation.



V. DE MARS.