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la frontière du Thibet intérieur est franchie, on ne voit plus de visages vernissés. Sauf l’obligation de porter cet affreux masque, les femmes jouissent au Thibet d’une assez grande liberté ; elles mènent une vie laborieuse et active, tiennent les boutiques, participent largement aux travaux agricoles ; en un mot, elles sont mêlées aux relations d’affaires et même de société. Il ne faudrait pas croire, cependant, que le bouddhisme donne à la femme tartare la position que le christianisme garantit partout à la femme chrétienne. Non ; le bouddhisme permet le divorce et la polygamie, seulement la première épouse est toujours la maîtresse du ménage. Les paga-éme ou femmes secondaires lui doivent obéissance et respect : c’est là le droit ; mais on comprend que la paga-éme, en sa qualité de dernière venue, puisse souvent mettre le fait au-dessus du droit. Quant au divorce, il s’effectue avec une facilité admirable : le mari déclare aux parens de sa femme qu’il ne veut plus d’elle, et tout est dit. On est si bien habitué à ce procédé, que personne ne s’avise de le trouver choquant.

Bien que les étrangers soient très nombreux à H’Lassa, les deux missionnaires y furent immédiatement remarqués. C’est que leurs figures européennes tranchaient de la façon la plus compromettante sur toutes ces faces asiatiques ; ils surent bientôt qu’on les désignait par le nom d’Azaras. Ils désirèrent avoir l’explication de ce mot ; on leur répondit que les Azaras étaient des Indiens fervens adorateurs de Bouddha, et que, du moment où des étrangers n’étaient ni Katchis, ni Pébouns, ni Tartares, ni Chinois, il fallait bien qu’ils fussent Azaras. Une seule difficulté laissait planer quelques doutes sur l’exactitude de cette découverte : les Azaras déjà venus en pèlerinage à H’Lassa étaient noirs ; mais cette difficulté, on l’avait levée en proclamant les missionnaires Azaras blancs. Ils assurèrent n’être Azaras d’aucune façon, ni blancs, ni noirs.

MM. Gabet et Huc s’étaient d’abord amusés des commérages dont ils étaient l’objet, mais ils apprirent bientôt que l’affaire devenait sérieuse. Tandis que le peuple les appelait Azaras blancs, les politiques et particulièrement les politiques de l’ambassade chinoise les déclaraient Russes ou Anglais, mais plutôt Anglais que Russes. « Un pareil quiproquo, dit M. Huc, ne pouvait que nous rendre très impopulaires, et peut-être eût suffi pour nous faire écarteler, car les Thibétains, nous ne savons trop pourquoi, se sont mis dans la tête que les Anglais sont un peuple envahisseur et dont il faut se défier. » Les missionnaires espérèrent couper court à ces bruits fâcheux en se dénonçant eux-mêmes aux autorités, ainsi que le prescrivaient d’ailleurs les règlemens relatifs aux étrangers. Ils se présentèrent chez le chef de la police, et lui dirent : « Nous venons du ciel d’Occident ; notre pays s’appelle la France ; notre but est de prêcher ici la religion chrétienne, dont nous