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« Voilà l’ère nouvelle tant prédite ; nous y sommes enfin arrivés. — La terre promise n’est pas arrosée de lait et de miel, tant s’en faut… Il n’y a pas à reculer cependant : de toutes les entreprises, la plus impossible est d’en sortir. À l’œuvre donc, tous les bras à l’œuvre ! »

À plus d’un égard, nous nous permettrons de douter de la prophétie. M. Carlyle nous dit quelque part que sous toutes les utopies fraternelles et égalitaires se cache un grain de vérité, qui, tant qu’il n’en sera pas extrait, nous condamnera à les voir reparaître périodiquement avec leur cortége de fureurs dévastatrices. Peut-être son idéal, à lui aussi, ne renferme-t-il qu’un grain de vérité qui demande à en être dégagé, parce que, sans cela, il nous prédestinerait à un genre d’autorité et à maintes autres choses qui pourraient bien être précisément les principales causes de ces mêmes explosions fraternelles. En tant que principes absolus, nul doute que les décisions des économistes ne soient des absurdités, et des absurdités aussi funestes que toute règle générale qui se place au-dessus de la nécessité et prétend se soustraire à l’obligation de ne point produire de mauvais résultats. Comme tout ce qu’il peut nous plaire de penser des poisons n’empêchera pas qu’ils n’empoisonnent, tout ce qu’il peut nous plaire de penser des clubs, de la presse ou du laissez-faire n’empêchera pas assurément que les menaces n’excitent les craintes, que les attaques ne provoquent les représailles, et que les droits dont on use de manière à tout bouleverser ne finissent par se faire écraser ou par s’écraser eux-mêmes sous leurs propres excès. Là où commence le danger commence l’impossible ; en conséquence, nous pouvons d’avance faire notre deuil de toutes les libertés illimitées, de toutes les libertés quand même. Nos constitutions et nos journaux auront beau proclamer le droit du suffrage universel quand même, il en résulterait un pouvoir qui ne pourrait que désorganiser ; — les docteurs de l’école auront beau s’écrier : Émancipez quand même les blancs et les noirs, les intérêts et les caprices ; laissez faire chacun comme il l’entend, dût-il faire ce qui entraînerait la ruine de la société : — tous les argumens, les déclarations et les insurrections seront peine perdue, et les gouvernemens auront le temps de s’écrouler l’un sur l’autre avant que l’humanité soit délivrée de la nécessité d’avoir des jambes pour marcher et d’avoir de bonnes jambes pour ne pas tomber.

C’est là le grain de vérité dont je parlais ; il vaut son pesant d’or. Plus que jamais, il est bon de répéter que la mesure dans laquelle les hommes peuvent être émancipés ne dépend ni de la logique ni du pouvoir, mais de leurs propres aptitudes. Si M. Carlyle n’eût pas voulu dire autre chose, je serais heureux de faire écho à toutes ses paroles ; par malheur, il est allé beaucoup plus loin. Il ne se borne nullement à combattre les principes qui ne sont que du vent, et les axiomes qui