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trente-six millions d’hommes, donc ces trente-six millions d’hommes n’ont plus qu’une pensée et qu’une volonté. Ce que veut l’état, le pays tout entier le veut par cela même. — Les mots sont de grands magiciens ; avec eux, on fait des prodiges… sur le papier !

Bien certainement je ne songe point à assimiler M. Carlyle à nos grands guérisseurs de tous les maux passés, présens et futurs, et pourtant, je dois le dire, il flatte leurs erreurs, et il en partage même plusieurs. Écossais de naissance, il a en lui du tempérament celtique. Devant ce qui le blesse, il s’emporte facilement, et il se laisse vite aller à y voir une anomalie, une sorte de miracle du diable. À l’entendre, toutes nos idées et tous nos actes depuis deux siècles ne seraient que mensonges, et le monstre de l’erreur aurait eu la puissance depuis deux siècles d’enfanter toute chose ! De telles colères mènent droit au fanatisme ; quand on attribue à une idée fausse le pouvoir d’enlever à Dieu le gouvernement de l’univers, on est forcé d’attribuer à une bonne théorie le don de sauver la création en péril. En philosophie, cela s’appelle croire à la vérité absolue. Dans la réalité, cela signifie ne savoir supporter que sa propre opinion.

Sans cesse M. Carlyle est à nous parler des éternels règlemens de l’univers, des lois immuables de l’univers. Comment a-t-il pu se prendre aussi à des paroles, lui qui a si souvent et si éloquemment dénoncé la décevante fascination des mots ? Comment a-t-il pu confondre les lois réelles de l’univers avec la manière dont nous les concevons, avec nos lois naturelles à nous, qui ne sont certainement rien moins qu’éternelles ? Pour des intelligences finies comme les nôtres, pour des êtres qui ne prévoient que d’après ce qu’ils ont vu, l’immuable n’existe nulle part, et le croissance est partout ; à chaque instant se forment des agrégats nouveaux, des résultantes de forces qui n’avaient jamais existé, et qui, comme d’invisibles nouveau-nés, viennent réclamer leur place et leur part d’action sur la terre. Nos besoins, nos capacités, nos désirs, se multiplient et se transforment ainsi dans une incessante mobilité. Chaque jour, au fond du vase social fermentent de multiples ingrédiens qui n’y étaient pas la veille ; chaque jour, il n’y a d’harmonie possible que dans une combinaison qui n’était pas possible la veille, et cette combinaison, il n’est donné à nul homme de la deviner à priori. Le titre de gloire de M. Carlyle, je l’ai dit, est d’avoir magnifiquement senti le rôle nécessaire des hautes intelligences ; son erreur est de n’avoir aperçu dans le monde que la réalisation de leurs pensées, et de n’avoir pas compris le rôle également nécessaire des masses, des instincts irréfléchis, des appétences et des répulsions. Une grande illusion lui resta : la même qui fait à la fois le fonds des systèmes communistes et des théories absolutistes à la De Maistre ; il raisonne comme si les idées menaient le monde. Cela n’est pas. Nulle théorie, nul système ne peut