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d’outre-Rhin l’appelle un magnifique tableau ; seulement il y a bien dit convenu dans cette magnificence, et Mlle Lewald ne semble pas éloignée de penser qu’elle est arrangée tout à point. Quelle autre idée avoir de cette belle femme, aux traits vigoureusement marqués, aux cheveux déjà grisonnans, coupés à la façon des hommes, couverte de vêtemens sévères, assise dans un cabinet d’étude décoré en style du moyen-âge, avec un lévrier blanc étendu à ses pieds sur un tapis de couleur sombre ? La figure et le cadre sont évidemment faits l’un pour l’autre. Mlle Lewald, n’ayant pas trouvé George Sand à Paris, s’est rabattue sur Daniel Stern et l’a pris pour sujet, je ne veux pas dire pour victime d’une de ses portraitures. Faute d’avoir pu joindre l’original, elle s’est contentée de la copie, et s’est vengée sans doute de sa découverte par toutes les petites perfidies dont elle a émaillé son panégyrique.

Quelque chose de plus intéressant que ces méchancetés plus ou moins involontaires, ce sont les saillies de Henri Heine qui nous sont rendues avec l’intelligence d’un auditeur très capable de n’en rien perdre. Il y a là de jolis mots, tels qu’ils ont dû sortir de la bouche du poète, de ces fines moqueries d’humoriste qui tombent si juste et si délicatement. Il y a aussi par places un écho touchant de la douceur résignée que ce vif esprit sait opposer à ses maux. J’aime ce railleur au milieu de sa souffrance, entre une larme et un sourire : « Ah ! les dieux du paganisme n’auraient pas traité un poète comme je le suis ! il n’y a que notre vieux Jéhovah pour porter de ces coups ! Les lèvres mêmes d’où se sont échappés tant de baisers et de vers, je les ai maintenant à moitié paralysées. Maintenant que je pense d’heure en heure à ma mort, je cause d’ordinaire très sérieusement avec Jéhovah pendant mes nuits sans sommeil. Et il m’a dit : « Tu pouvais être n’importe quoi, cher docteur, un républicain, un socialiste, mais pour un athée, non ! »

Enfin, passons un peu en Allemagne et suivons Mlle Lewald à Berlin ou à Francfort, le long de cette riche galerie qu’elle a peuplée de personnages politiques. Ce sont d’abord les salons du ministre des finances issu de la révolution de mars, de M. Hansemann. M. Hansemann donne sa première soirée ministérielle ; il n’y a guère que des députés qui répondent à son invitation ; mais autour de ceux-là glissent pourtant encore quelques rares conseillers intimes, semblables à ces feuilles jaunies de l’automne que les vents ont épargnées : ils sont tout recroquevillés, ils ont la tête basse ; on aperçoit qu’il leur manque la conscience de leur infaillibilité ; on croirait que leur aigle rouge sur son ruban blanc et orange partage lui-même leurs tristes pensées. Leurs regards adoucis trahissent néanmoins la stupéfaction dont ils ne peuvent se défendre en voyant les bottes ferrées des députés paysans rayer les parquets précieux d’un salon officiel de l’état chrétien. Se présenter en bottes fortes à la réception d’une excellence ! Mlle Lewald trace ainsi un vrai tableau de genre dans une manière à la fois très légère et très ferme. Ces députés paysans lui font grand plaisir à rencontrer sur ce terrain où la révolution les a lancés ; mais elle n’est pas dupe de son admiration jusqu’à les diviniser mal à propos. Elle les voit comme ils sont à cette heure de gala : le député Mros, de la Haute-Silésie, vêtu d’une culotte de toile grise et d’une jaquette de drap bleu, perché sur de grandes bottes de pêcheur, et balançant dans ses lourdes mains une assiette de cerises confites dont il laisse tomber plus qu’il n’en mange ; le député