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lieu inoccupé ; il est facile à la haine et à l’égoïsme d’y pénétrer et de s’y établir en maîtres.

Voilà où en est la société française, je devrais dire la société de l’occident de l’Europe continentale. Le mal est si grand, que je sais plus d’une personne d’une grande intelligence dont l’opinion est que notre civilisation y succombera. Ne nous laissons pas aller à ces défaillances, ne désespérons point de l’avenir, quelque sombre que soit le présent. La civilisation doit sortir triomphante de cette rude épreuve, mais c’est à la condition de beaucoup d’efforts sur nous-mêmes et sur les autres, et d’un peu d’assistance d’en haut, ce qu’on nomme communément du bonheur.

La maladie aiguë dont est prise la société est double : la misère matérielle et la misère morale, l’absence des élémens du bien-être, la présence de passions haineuses sans cesse au moment de faire explosion. Chacun de ces maux réclame un traitement spécial qui y soit bien approprié.

Pour ce qui est de la misère matérielle, la bienfaisance publique et privée n’y saurait remédier que d’une façon restreinte, parce que, prise collectivement, la société française est pauvre, et l’on a beau déplacer, par le libre arbitre de ceux qui possèdent (c’est la seule méthode qui puisse avoir de bons effets), une partie de ce qu’a celui-ci pour le transmettre à celui-là : de la pauvreté collective il n’y a pas moyen de faire sortir l’aisance générale. Le superflu d’une toute petite minorité, quelque abondant qu’il semble, disparaît dans le gouffre de la détresse publique, comme l’eau d’un ruisseau dans le lit large et profond d’un fleuve immense. La société française est pauvre, cela signifie que le revenu brut de la société, ce fonds sur lequel elle vit en le régénérant sans cesse par son travail, et qui se compose d’objets de toute sorte en rapport avec nos besoins, alimens, vêtemens et le reste, est insuffisant pour donner un bien-être élémentaire à trente-six millions d’hommes ; mais ce fonds peut augmenter. Il augmente à mesure du progrès de la civilisation, parce qu’en vertu de ce progrès, lorsque celui-ci est réel et non imaginaire, la puissance productive du travail humain va toujours croissant, et ainsi le travail d’une même quantité d’hommes produit une quantité d’objets divers de plus en plus grande. De ce point de vue, la question de restreindre la misère et de la parquer dans une enceinte de plus en plus étroite se présente en ces termes : — qu’est-ce qu’il est possible de faire pour augmenter la puissance productive du travail de la nation française ?

Pour donner sur ce sujet les développemens que j’entrevois, je remets à un autre jour. Pour aujourd’hui, j’aurai fort à faire en essayant de traiter, même sous un seul de ses aspects, de la misère morale. De nos deux maladies, c’est celle qui gagne le plus, celle qui gangrène le