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quand une tendance se remarque chez toutes ou presque toutes les nations à la fois, il est presque certain, non qu’elle est parfaite, mais qu’elle recèle au moins un bon germe destiné à croître et à se perpétuer. De ce point de vue, l’idée de constituer chez nous un corps électoral sur la base d’un cens, je ne dis pas de 200 francs (c’est une cote jugée, je l’imagine), mais de 300 ou de 400 francs, de manière à exclure les classes ouvrières en bloc et une partie considérable de la bourgeoisie, me paraît n’avoir aucune chance d’avenir. Je remarque, en effet, chez tous les peuples qui ont le représentatif, qu’on modifie de temps en temps la loi électorale de manière à abaisser le cens, quand il y en a un, à admettre à l’électorat un nombre toujours croissant de citoyens, et à en ouvrir enfin les rangs aux classes ouvrières des champs et des villes. Depuis soixante ans, ce mouvement est à peu près continu et universel : c’est notoire pour les États-Unis, où les nouveaux états confèrent le droit de suffrage à tout homme blanc de vingt-et-un ans, et où les anciens états ont graduellement modifié leur constitution de manière à se rapprocher plus ou moins de ce type radical, que certes je n’entends pas glorifier. Les états allemands sont à peu près sous la loi du suffrage universel ; de même la Suisse. L’Angleterre n’en est pas là ; sa loi électorale est complexe, elle varie selon les lieux. Il est à remarquer qu’en 1832, quand fut votée la grande loi de la réforme parlementaire, on retira à certaines catégories dans les villes, mais pour l’avenir seulement, je veux dire pour les générations suivantes, la franchise électorale dont elles jouissaient sans avoir à justifier d’aucun cens ni de rien de plus que d’être des habitans de l’endroit. Il y eut un petit nombre d’autres restrictions ; mais il ne faut pas oublier que les conditions de cens sont restées très libérales : dans les comtés, par exemple, il suffit d’être fermier d’un coin de terre rapportant 40 shellings ou 50 francs de revenu ; dans les villes, quiconque a un loyer de 250 francs a aussi droit de suffrage ; il y a même des classes d’électeurs qui sont astreintes à infiniment moins, indépendamment des catégories qui, comme je viens de le dire, sont destinées à disparaître[1]. Enfin, il est à présumer que les conditions mises au droit de suffrage en 1832 seront bientôt adoucies en Angleterre. De toutes parts donc, c’est une tendance marquée, et même un fait accompli d’admettre les classes ouvrières à l’exercice des fonctions électorales dans une certaine mesure. Ainsi, autant que le présent et un passé déjà imposant autorisent à juger de l’avenir, il n’y a pas lieu de croire qu’on puisse rétrograder jusqu’à un système électif qui aurait pour base un cens élevé.

  1. M. J. Lemoinne a résumé le système électoral de l’Angleterre dans un petit volume publié en 1841, les Élections en Angleterre ; on y voit à quel point les ouvriers ont leur part dans la distribution du droit de suffrage.