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pas libre de croire, pour sa propre part, à ce que lui dit son sens propre ; il n’a que le devoir de nier ce que dit le sens propre d’autrui.

À tout prendre, le quakérisme est un échec. Comme doctrine, il n’a pas pu pénétrer l’énigme du sphinx, pas plus que le cartésianisme, pas plus que le radicalisme. Pour expliquer comment chacun était autorisé à penser par lui-même, il n’a rien trouvé de mieux qu’une théorie dont le sens se réduit littéralement à ceci que chacun a le don de tout deviner sans avoir rien appris, que chacun n’a rien à apprendre et doit se tenir pour infaillible, que chacun enfin ne doit jamais affirmer qu’il sent et voit d’une certaine façon, sans affirmer en même temps que tous ceux qui n’acceptent pas ses opinions sont forcément ou des hypocrites ou des monstruosités. L’Apologie, en un mot, équivaut de tous points au système de M. de Lamennais ; c’est le radicalisme pur, la glorification de l’ignorance avec toutes ses conséquences. Il n’en a pas fallu davantage pour précipiter Franklin et bien d’autres au plus profond de cette sentimentalité humanitaire, qui, sous prétexte que tout vivant a en lui l’étoffe dont se font la sagesse et la morale, s’imagine que tous sont également propres à tout, que tous doivent jouer tous les rôles, surtout celui de législateurs, que le meilleur gouvernement possible est celui des mineurs, etc. Ce que vaut un pareil mysticisme, les faits ne l’ont que trop prouvé. Pour nous, Français, il portait dans ses flancs la révolution et le communisme. Pour l’Allemagne, il tenait en réserve un idéalisme non moins gros de tempêtes, j’en ai peur. De toutes les vieilles sociétés, il n’en est guère qu’une qu’il ne soit pas parvenu à désorganiser, et celle-là, c’est précisément la seule où il n’ait jamais pu s’implanter sans être rudement combattu.

Quelle est donc l’illusion ou la méprise qui a égaré Barclay et Descartes ? L’étude du quakérisme, à mon sens, peut grandement profiter à la philosophie. Si elle ne nous indique pas la droite voie, elle nous fait au moins toucher la borne fatale contre laquelle ont donné tous les défenseurs du sens propre, pour bifurquer les uns à droite, les autres à gauche, ceux-ci vers l’anarchie, ceux-là vers une autorité pleine de périls. Cette borne fatale, c’est l’explication à donner à nos idées irrésistibles, à ces affirmations que nous sommes forcés de répéter, parce qu’elles commencent par s’affirmer elles-mêmes en nous. Lutlier, Fox et en général tous les mystiques ont attribué ces croyances involontaires à des révélations d’en haut, à une action immédiate du ciel. Descartes, M. de Lamennais et en général tous les idéalistes ont adopté la même interprétation, en se bornant à l’exprimer d’une autre manière ; ce que les théologiens appelaient des révélations, ils l’ont présenté comme des notions innées, des vérités nécessaires, des principes indépendant de toute expérience ; les sensualistes enfin ont cherché à