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et, si l’on en croit certaines rumeurs, l’échec que lui fait subir le retour à Rome pourrait bien faire présager quelque diminution dans la part qu’il a prise jusqu’ici à la direction des affaires. Un semblable événement n’eût-il pour résultat que d’écarter de la fidèle couronne de Sardaigne l’accusation d’hérésie, il y aurait lieu d’y applaudir.

Lorsque le sultan Mahmoud et plus tard Reschid-Pacha ont entrepris d’introduire en Turquie des réformes inspirées par l’esprit de l’occident, il s’est rencontré en Europe beaucoup de gens qui refusaient de croire au succès de cette tentative ; il y en eut même qui déclarèrent que ces innovations, en se substituant aux vieilles mœurs, détruiraient ce qui restait à l’empire turc d’énergie nationale. Le temps a prouvé que ces prévisions n’étaient point fondées, et la plupart de ces lois nouvelles, dont on jugeait l’importation impossible, ont pris racine et portent déjà d’heureux fruits. Il serait curieux d’en faire l’énumération et de montrer comment elles ont pu s’acclimater. On verrait dans cette étude par quels côtés le génie de l’Orient se rapproche ou s’éloigne du nôtre. Nous ne voulons parler aujourd’hui que d’une mesure récente qui nous paraît l’une des plus grandes et des plus hardies dont Reschid-Pacha ait doté son pays. Si elle obtient le succès qu’elle mérite, et il y a mille raisons de penser qu’elle l’obtiendra, ce sera dans l’histoire contemporaine de l’empire ottoman un événement peut-être décisif et le commencement d’une situation nouvelle. Les chrétiens vont être admis dans l’armée ottomane. Ils sont appelés à partager les devoirs et l’honneur du service militaire, sans être obligés de renoncer à leur foi. Le service militaire était jusqu’à ce jour un privilège du musulman, privilège fâcheux qui maintenait encore entre les races diverses la désignation de vainqueurs et de vaincus. Cette distinction va cesser.

Il y a quelques années, durant le voyage du jeune sultan en Bulgarie, Reschid-Pacha, parlant au nom du souverain, avait déclaré qu’en fait de religion, le gouvernement reconnaîtrait désormais la liberté des consciences. Reschid avait fait plus : il avait, autant qu’il l’avait cru nécessaire à l’intérêt du pays, introduit les chrétiens hellènes, bulgares, arméniens, dans l’administration, au dedans et au dehors, et au dehors comme au dedans il n’avait eu qu’à s’en applaudir. Toutefois, il était plus difficile de placer dans les mêmes rangs, à côté du soldat turc, le soldat chrétien ; il fallait que la pensée de tolérance qui inspirait le gouvernement eût passé dans le peuple. Le grand-vizir a jugé que ce moment était venu, et il a décidé que l’expérience serait faite. Le soldat turc va donc être appelé lui-même à pratiquer jusque sous la tente la liberté de conscience. De la fraternité du camp à la fraternité des races, l’espace sera vite franchi. Cette mesure, en appelant au service militaire les nombreuses populations chrétiennes de la Turquie d’Europe et de l’Asie mineure doit doubler la puissance matérielle de l’armée turque, et si l’on considère que ces populations nourries dans toute la rudesse des mœurs primitives sont admirablement propres au métier des armes, on comprend tout ce qu’elles peuvent apporter de vie et de force à l’armée du sultan. Peut-être cependant cette mesure est-elle plus importante encore par les moyens qu’elle offre au gouvernement de réunir les diverses races de la Turquie dans une même pensée. C’est une des erreurs les plus accréditées au sujet de l’empire ottoman, de croire à une profonde différence de civilisation entre les chrétiens et les musulmans, et à l’impossibilité