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croiser leur tête chenue au-dessus de la forêt qui restait debout, on avait une peine infinie à les dégager de ce dédale inextricable ; il fallait employer la poudre pour faire sauter les racines. Après trois mois d’un labeur pénible et incessant, à peine un acre de terre était-il défriché. « Dans cet espace de temps, dit M. Ross, mes cheveux noirs étaient devenus blancs : j’avais vieilli dans la lutte. » En peu de mois, ces hardis et imprudens pionniers avaient disparu ; tous étaient morts, à l’exception de M. Alexandre Ross, qui a survécu pour raconter leurs misères et détruire la charmante églogue que M. Irving leur a consacrée.

Ce n’est qu’après de tels désastres et de si terribles leçons que se forme l’abeille, à laquelle les aventuriers hardis, la plupart du temps sacrifiés, ont préparé la voie. Forêts incendiées, massacres exécutés par les sauvages, combats soutenus contre les ours et les loups, embuscades tendues par d’autres aventuriers sans pitié, ce roman de la vie primitive remplit les volumes de Lanman et de Revère, ainsi que le curieux livre écrit par un vieil Américain en retraite, Jonathan Sharp ou Aventures d’un Kentuckien. S’il faut l’en croire, les bandits du Texas n’ont pas leurs pareils dans le monde. L’Yankie[1] du nord, type complet de l’ancien colon, avec sa finesse de spéculateur, son silence impassible, sa curiosité cauteleuse, son audace froide et sa redoutable sagacité, s’élève plus haut sans doute, mais ne s’éloigne pas moins des raffinemens de la vie civilisée. On sent combien les lois des convenances factices, les règles délicates de la politesse, nées d’une société très avancée, ont naturellement peu de faveur parmi de semblables personnages. Il faut répondre à une prétention par une prétention contraire, à un coude qui se plonge rudement dans vos flancs par l’effort d’un coude hostile, à l’usurpation d’un voyageur qui envahit votre place par l’assertion de vos droits, et aux questions impertinentes du premier venu par une impertinence ou une froideur analogues. Cela blesse particulièrement les Anglais, surtout les Anglaises, qui ne veulent pas comprendre l’énorme distance qui sépare le quartier de Grosvenor et même celui de Westminster des forêts d’acacias et de châtaigniers noirs balancés par le vent au sommet des Alleghanies.

Les Américains ont le sentiment de cette situation ; ils savent qu’un trapper ne doit pas ressembler à un cardinal en bas rouges montant les degrés du Vatican, et que le spéculateur dînant tour à tour à table

  1. Le mot Yankie, appliqué aujourd’hui comme sobriquet aux populations agricoles et commerçantes du nord, n’est autre que le mot English (Anglais) transformé par la prononciation défectueuse des indigènes du Massachusets, Yenghis, Yanghis, Yankies. Nous tenons de l’un des hommes les plus instruits de la province cette curieuse étymologie que ne donne aucun ouvrage américain ou anglais. Les Anglais, quand ils se moquent des Yankies, se moquent d’eux-mêmes.