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d’hôte dans les trois ou quatre cents tavernes publiques, entre Toronto et le Texas, n’a pas le temps de rivaliser en bonnes manières avec le gentilhomme et le dandy. C’est parmi les hommes politiques, les diplomates et les lettrés, à Boston, à Philadelphie, dans le collége Harvard de Cambridge, surtout chez les familles honorables de Boston, que la civilisation du nord de l’Amérique a revêtu les formes les plus douces et les plus polies, toujours empreintes d’ailleurs d’une simplicité qui est le bon goût. Dans la Caroline et la Virginie, dans le Maryland et la Floride, l’existence opulente et animée des gentilshommes de campagne (country-gentlemen) anglais renaît au milieu des loisirs que donne l’exploitation des esclaves ; tourelles gothiques, ornemens de la renaissance, pelouses vertes en face du perron féodal, accueillent le voyageur, qui ne revient pas de sa surprise, et qui admire ensuite dans ces familles républicaines les connaissances variées, les goûts littéraires et l’élégance raffinée de la vieille Europe. Dans les tavernes et les hôtels, au milieu du mouvement actif de l’industrie, sur les grandes routes et les chemins de fer, on trouve les symptômes d’une incivilisation enfantine, qui n’est ni la barbarie ni la grossièreté. Les classes ouvrières ou marchandes se montrent souvent ingénues dans leur impertinence inquisitive, et beaucoup de nos voyageurs les représentent comme douées d’une curiosité très gênante. — Monsieur, disait dans un wagon un commerçant de Vermont à son voisin, qu’il sollicitait du coude assez brusquement, êtes-vous garçon ? — Non. — Êtes-vous marié ? — Non. — Alors vous êtes veuf ? — Non. — Il se fit une pose, après laquelle l’interrogateur reprit avec colère : — Si vous n’êtes ni garçon, ni marié, ni veuf, que diable êtes-vous ? — Divorcé, et laissez-moi tranquille.

Ce roi des interrogateurs ne se tint pas pour battu ; découvrant à quelque distance, dans un coin du wagon, un voyageur qui avait une jambe de bois, il se tourna de son côté, et lui dit ex abrupto  : — Je voudrais bien savoir comment vous avez perdu la jambe. — L’homme à la jambe de bois, Bostonien difficile à démonter, répliqua : — Je vous répondrai si vous me promettez de ne plus m’interroger. — Je vous le promets. — J’ai été mordu. — Les habitans du wagon trouvèrent ingénieux ce moyen de laisser dans son angoisse la curiosité interrogative et l’accueillirent d’un long éclat de rire.

Les récits des voyageurs que j’ai cités sont pleins de scènes semblables. Le docteur écossais Mackay, s’étant placé sur l’impériale d’un wagon, fut suivi dans son ascension par un petit homme sec en culotte jaune et en habit bleu-barbeau à larges boutons de cuivre brillant au soleil, dont les cheveux gris et durs se hérissaient sous son petit chapeau, et dont l’œil gris n’avait pas cessé de soumettre son compagnon de route à l’examen le plus acharné. Ses traits durs et