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mais Athènes combattit Lacédémone et le grand roi alliés contre elle sans égorger les suspects dans les prisons sous prétexte de réchauffer le patriotisme, sans opposer à la terreur de l’invasion étrangère la terreur des supplices décrétés par des bandits ou des insensés contre les plus généreux citoyens.

Il y a certaines pages dans l’histoire d’un peuple que tout le monde a lues et qui laissent une impression ineffaçable, d’après laquelle on forme presque toujours un jugement sur ce peuple, jugement d’autant plus injuste, qu’il dépend en général de l’art qu’a mis l’historien à présenter au lecteur une scène d’horreur ou de pitié. Plus qu’aucune autre nation, nous sommes intéressés à protester contre cette manière de procéder, car qui nous jugerait d’après la Saint-Barthélemy ou le 2 septembre nous jugerait assurément fort mal. M. Grote s’est attaché, dans plusieurs chapitres de ses deux derniers volumes, à justifier les Athéniens de quelques accusations banales trop long-temps exploitées à leur préjudice. M. Grote excelle, à notre avis, dans la discussion des témoignages historiques, et il faut toujours admirer son imperturbable opiniâtreté à pénétrer jusqu’au fond des choses, à écarter tous les sophismes, pour ne former son opinion que lorsque le bon sens a été pleinement satisfait. Nous renvoyons surtout le lecteur à l’examen de deux faits célèbres que l’on cite toujours en preuve de la légèreté et de la cruauté athénienne. Nous voulons parler de la condamnation des généraux vainqueurs aux Arginuses et de celle de Socrate. Sans affaiblir la pitié que doivent inspirer ces illustres victimes, l’auteur présente ces grands procès sous un jour nouveau, et, s’il en déplore le résultat avec tous les gens de bien, il atténue, du moins en partie, le sentiment d’horreur qui poursuit encore leurs juges.

Le premier de ces procès célèbres a toujours été fort mal présenté par les historiens modernes, qui n’ont vu dans l’affaire qu’un exemple de superstition déplorable. Les amiraux d’Athènes vainqueurs dans le combat des Arginuses ne purent, dit-on, par suite d’une tempête, recueillir, les morts abandonnés aux flots et leur rendre les derniers devoirs. Le peuple, entiché de ses idées sur les ombres errantes et privées de sépulture, punit du dernier supplice six de ses généraux coupables d’avoir négligé les morts pour sauver les vivans. M. Grote, en rectifiant les faits, a complètement changé la couleur de l’affaire. Il prouve par des témoignages irrécusables qu’il ne s’agissait pas de morts seulement, mais bien des équipages vivans de vingt-cinq trirèmes athéniennes désemparées dans le combat, et que, par une incroyable négligence, les amiraux athéniens laissèrent périr sans secours, tandis que la tempête n’était pas assez forte pour empêcher les débris de la flotte péloponnésienne d’effectuer tranquillement leur retraite. M. Grote demande quel serait le jugement que prononcerait aujourd’hui une