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une place si importante dans notre littérature, ce n’est pas seulement parce que ses refrains sont répétés depuis trente-cinq ans dans les ateliers et les chaumières, les cabarets et les casernes. Les salons aussi bien que les chaumières connaissent le nom et les œuvres de Béranger. La précision de la forme qui plaît aux lettrés, qui les oblige à voir dans la chanson quelque chose de plus que la gaieté du refrain, n’est pas non plus sans action sur la foule ignorante. Le laboureur qui fredonne en creusant son sillon subit à son insu la puissance que les hommes lettrés reconnaissent et proclament. Une image bien choisie frappe vivement son imagination et se grave sans peine dans sa mémoire. La même pensée présentée sous une forme moins pure, revêtue d’une image moins juste, n’éveillerait pas dans son cœur une émotion aussi profonde, se graverait plus difficilement dans sa mémoire. Il y a donc pour le poète double profit à respecter, à pratiquer les lois du goût le plus sévère. Sa popularité reçoit ainsi une double consécration.

Hâtons-nous de le dire : Béranger a cherché dans la chanson, dans la poésie lyrique autre chose qu’une satisfaction de vanité. Il aima la gloire, qui oserait le blâmer ? mais ce qu’il aime, ce qu’il a cherché, ce qu’il a trouvé dans la gloire, c’est la puissance, c’est le bonheur d’enseigner à la foule ses droits et ses devoirs, de réveiller ses souvenirs, de ranimer ses espérances. La gloire ainsi comprise, ainsi poursuivie, fait du poète un homme nouveau que Platon ne voudrait plus bannir de sa république. Chacun sait quelle a été la puissance de Béranger sous la restauration. Maintenant que son rôle politique est terminé, maintenant que son nom appartient à l’histoire, il est permis de juger l’ensemble de ses œuvres, sinon avec une impartialité absolue, du moins sans se préoccuper trop vivement de l’importance de la lutte en elle-même. Les questions posées par la restauration sont aujourd’hui résolues ; nous pouvons parcourir le cercle entier des pensées exprimées par Béranger, avec la certitude que ni la haine ni le regret ne troubleront nos études.

Il y a dans les œuvres de Béranger deux parts bien distinctes, et qui pourtant ne sauraient être séparées sans préjudice pour la popularité de son nom : l’une, qui appartient tout entière à ce que nos aïeux appelaient la gaudriole ; l’autre, que la philosophie peut à bon droit revendiquer comme sienne. Si la part sérieuse eût été offerte au public séparément, si la gaudriole n’eût pas servi de passeport à la philosophie, il est douteux que le nom de Béranger eût jamais conquis la popularité dont il jouit aujourd’hui. La raison et la gaieté unies ensemble par une étroite alliance ont remporté une victoire que chacune des deux, livrée à ses seules forces, aurait difficilement obtenue. La gaieté sans la raison aurait classé Béranger parmi les successeurs de Panard