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et de Collé. Ce serait tout simplement un nom ajouté à la liste des bons vivans qui ne boivent jamais sans trinquer, qui ne trinquent jamais sans chanter. La raison sans la gaieté l’eût classé parmi les poètes moralistes, et son nom, environné de l’estime des hommes studieux, serait ignoré de la foule. Le rusé chansonnier, qui se donne modestement pour un disciple de Collé, a bien senti le prix de cette alliance, et dans les adieux qu’il adressait au public, il y a dix-sept ans, il a pris soin de nous expliquer sa pensée. Il ne demande grace ni pour la gaieté quelque peu irrévérencieuse des refrains écrits dans sa jeunesse, ni pour la tristesse austère des couplets écrits dans un âge plus mûr. La gaieté, qui frappe à toutes les portes, introduira la vérité, qui, sans cette compagne obligeante, courrait le risque de rester dans la rue, et la vérité à son tour plaidera pour sa compagne, et la justifiera sans l’humilier. L’arrangement des pièces de son recueil n’est pas livré au hasard ; l’auteur n’a suivi ni l’ordre de composition, ni la division qui semblait indiquée par la nature des sujets. Il a voulu que chaque pièce fût défendue par celle qui la précède, protégée par celle qui la suit. Sans cette pensée prévoyante que le poète lui-même nous a révélée, le mélange des chansons grivoises et des chansons philosophiques ne se comprendrait pas.

L’amour, dans les chansons de Béranger, n’est pas une passion, mais un plaisir. Il semble que le poète envisage l’amour jaloux, l’amour exclusif comme une pure fiction ; Rose et Lisette ont de nombreuses compagnes, et dans les couplets qu’elles inspirent il n’y a pas place pour un regret : c’est l’amour, en un mot, tel qu’on le comprenait au XVIIIe siècle, avant la publication de la Nouvelle Héloïse. Assurément, l’amour réduit au seul plaisir des sens n’a rien de très poétique. Cependant on ne peut nier que Béranger n’ait trouvé pour la peinture du plaisir amoureux des couleurs vives et charmantes. Dans la Bacchante, il a lutté de verve et d’ardeur avec le plus sensuel des poètes latins, avec Properce. Il ne peint que l’ivresse du plaisir, mais il la peint sans monotonie, et marque avec un art infini tous les progrès de l’exaltation amoureuse. Sous le rapport purement littéraire, cette pièce est, à mon avis, l’une des plus intéressantes du recueil ; le titre même de cette pièce indique assez nettement ce que l’auteur a voulu exprimer, et impose silence au reproche. Il n’est guère permis de demander à une bacchante un amour qui relève du cœur et de l’intelligence en même temps que des sens ; le nom païen que Béranger a choisi s’oppose à toute méprise. Cette donnée une fois acceptée, et la poésie ne saurait la répudier, puisqu’elle est déjà consacrée par des œuvres éclatantes, il est impossible de ne pas admirer le parti que Béranger en a tiré. Trente vers lui suffisent pour composer un tableau complet. Il n’y a pas une parole oiseuse, pas un trait qui n’ajoute une