Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/801

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvoir, en toute modestie, appeler l’attention du lecteur sur la physionomie poétique de ces compositions. Or, après la simplicité du début, dont je parlais tout à l’heure, ce qui me frappe constamment, chaque fois que je relis les chansons patriotiques de Béranger, c’est la progression dramatique des sentimens et des pensées. L’ordre des strophes n’a rien de fortuit, rien de capricieux ; elles ne pourraient être déplacées sans porter un grave préjudice à l’émotion poétique. On trouverait sans peine plus d’un drame développé en deux mille vers dont l’exposition, le nœud, la péripétie et le dénoûment ne sont pas conçus avec une logique aussi rigoureuse, une prévoyance aussi sévère que les chansons patriotiques de Béranger. Relisez le Vieux Drapeau. Pouvez-vous ne pas admirer l’art infini avec lequel le poète nous amène à partager tous les regrets, toutes les espérances du soldat qu’il met en scène ? Quelques verres de vin, bus au cabaret avec ses compagnons de gloire, réveillent et rajeunissent ses souvenirs. Il revoit par la pensée tous les champs de bataille arrosés de son sang, et il songe au vieux drapeau enfoui sous la paille de son grabat. Certes, il serait difficile de débuter plus modestement, et pourtant ce début suffit à Béranger pour composer une ode émouvante, une ode dont chaque vers renferme un sentiment vrai, une pensée élevée. En regardant son drapeau déchiré par les balles ennemies ; en couvrant de larmes et de baisers ces lambeaux tachés de sang et de poudre, il se rappelle comme par enchantement toutes les capitales de l’Europe dont les murs ont vu flotter son drapeau victorieux, et il compare tristement le présent au passé, l’inaction au mouvement, l’oubli à la gloire. Il se demande si la gloire est perdue sans retour, s’il est condamné pour toujours à l’inaction, si son vieux drapeau doit demeurer à jamais enfoui sous la paille de son grabat ; son cœur s’échauffe, l’espérance se ranime ; il sent que le rôle de la France n’est pas fui ; il étreint son drapeau d’une main convulsive, il entrevoit pour son pays un avenir de bonheur et de puissance. Les larmes qui tombent de ses yeux ne sont plus des larmes de regret et d’humiliation, mais des larmes de joie et de fierté ; car le soldat mutilé compte bientôt venger la défaite de nos vieilles légions. Eh bien ! n’y a-t-il pas dans ce petit poème une série d’idées qui réunit toutes les conditions du développement dramatique ? Le refrain ne revient pas une seule fois sans être appelé par la nature même du sentiment exprimé, et jamais il ne paraît gêner le poète dans le choix des images ou dans les évolutions qu’il veut imposer à sa pensée.

Ce que j’ai dit du Vieux Drapeau, je peux le dire du Vieux Sergent. Dans cette dernière composition, la progression dramatique est plus facile à saisir. Près du rouet de sa fille bien-aimée, le vieux sergent berce deux jumeaux ; il rêve à l’avenir que Dieu leur garde, il interroge