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tous les lieux nouveaux, se passer d’avoir en voyant, posséder toute chose par la vue, rassasier ses yeux de toutes les merveilles qu’on ne peut saisir, quel bonheur, quelle ivresse, quel rêve enchanteur, quel rêve digne d’envie ! C’est là pourtant la vie du bohémien. Le poète nous cache habilement toutes les douleurs de cette vie insouciante, la faim et le froid, la lutte contre la loi ; le bohémien subit sans colère ces cruelles épreuves, et les oublie devant un bon gîte, un bon repas. Le passé s’efface de sa mémoire, comme le sillage du navire sur les flots de la mer. À quoi bon se souvenir de la veille, à quoi bon songer au lendemain ? Voir c’est avoir ; prévoir c’est gâter le présent, c’est troubler par une folle inquiétude les joies qui s’offrent à nous, c’est nous montrer ingrats envers Dieu qui nous les envoie. Avec ces pensées, Béranger a composé une ballade entraînante, qui impose silence à toutes les récriminations que pourraient hasarder les esprits chagrins. Il ne s’agit pas de prononcer entre la vie nomade et la civilisation, entre l’insouciance et la prévoyance, entre la liberté sans limites et la liberté réglée par la loi : toutes ces questions disparaissent devant l’émotion poétique ; mais la sagesse la plus austère n’a pas à s’effrayer de cette émotion, car la ballade de Béranger, empreinte d’une spontanéité toute-puissante, animée d’un souffle sauvage, ne prêche pas la révolte contre la loi. Elle chante l’indépendance de la vie errante sans appeler le mépris sur les joies du foyer domestique ; tout en raillant la philosophie. tout en narguant la mort, elle ne sort jamais du domaine de la fantaisie ; c’est un caprice traité tour à tour avec une rare énergie, une grace ingénieuse, un caprice pur dont la morale ne peut s’alarmer, qui relève de la seule poésie.

Le Pigeon messager peut se comparer, pour l’élégance de la forme et le développement naturel des sentimens, aux meilleures odes d’Horace. Le billet trouvé sous l’aile du pigeon qui est venu s’abattre au milieu des convives, la liberté d’Athènes annoncée par ce gracieux messager, les vœux enthousiastes inspirés au poète par cette nouvelle inattendue, composent un drame d’une grandeur et d’une simplicité dont il faut chercher le modèle parmi les monumens de l’art antique. Il y a dans le refrain de cette chanson un mélange d’orgueil et de volupté qui encadre et caractérise merveilleusement la pensée générale de la composition. Le poète tend sa coupe pleine d’un vin généreux au messager haletant, et l’invite à dormir sur le sein de Noeris. Toutes les espérances éveillées par l’affranchissement d’Athènes, tous les vœux formés pour la liberté du monde, tous les anathèmes lancés contre le despotisme et l’intolérance, ramènent à point nommé cet admirable refrain, sans que jamais l’imagination du poète semble gênée par le retour de ces paroles prévues. Le refrain, loin d’enchaîner l’essor de sa pensée, agrandit et fortifie ses ailes. Pour s’animer, pour trouver des