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la religion catholique, il se fit de son apostasie un moyen de succès auprès des ministres calvinistes auxquels il procurait l’honneur de sa conversion. Envoyé en Angleterre pour négocier avec le gouvernement d’Élisabeth, il devint l’homme de Leicester, le servit et le dirigea, se rendit indispensable en lui procurant l’argent dont il avait besoin, et fut en horreur aux Hollandais. Il tint tête long-temps à l’orage et fut enfin précipité. L’auteur est parvenu à inspirer une sorte d’intérêt pour ce personnage si peu intéressant, à force de mettre de vie et de vérité dans son portrait. Cet homme qui dit qu’après la douceur d’être aimé il n’y en a pas de plus grande que d’être haï, cet homme de bronze qui ne s’amollit un peu qu’auprès de sa petite-fille, la séraphique Jacoba, montre toute la puissance et toute l’intrépidité de son caractère dans une scène remarquable qui se passe entre lui et l’honnête Daniel. Celui-ci, homme médiocre dont l’ambition est depuis long-temps d’arriver à être secrétaire intime de Leicester, et qui est enfin parvenu à obtenir ce poste, objet de tous ses rêves, méprise profondément Reingoud, dont il connaît les fâcheux antécédens. Reingoud, loin de ménager le nouveau secrétaire, le traite devant Leicester avec la dernière hauteur et comme un subalterne. C’est qu’il s’agit pour Reingoud de mater une bonne fois l’important secrétaire, qui est fort peu disposé à lui montrer du respect, et c’est ce qu’il accomplit par une seule conversation dans laquelle il déploie cet ascendant qu’un esprit ferme a sur l’esprit grossier des vulgaires humains. Je traduis quelques passages de ce remarquable dialogue, en l’abrégeant un peu.

— Et maintenant que nous sommes seuls, maître Daniel, n’avez-vous rien à me dire ? demanda au bout d’un moment Reingoud, tandis que, la tête appuyée sur les deux mains, il fixait sur son interlocuteur un regard perçant.

Un frisson saisit Daniel ; un violent combat se livrait dans son ame entre l’orgueil, l’ambition, le désir de faire fortune. Devait-il se jeter aux pieds de l’homme auquel il voyait que Leicester avait concédé la toute-puissance, dans les mains duquel Leicester semblait l’avoir livré lui-même comme tout le reste ? Devait-il prononcer une parole de lâcheté et implorer la faveur de cet homme ? ou devait-il, devait-il une fois pour toutes exprimer ce qu’il sentait, et lui laisser voir la profondeur de sa haine et son dégoût ? ou fallait-il maîtriser ces aspirations ambitieuses qui. avaient abouti à une telle humiliation ? Mais alors tous ses sacrifices antérieurs, toutes ses anciennes bassesses auraient été en vain. Daniel osa commencer le combat, ou plutôt son ame blessée ne put se contenir.

— Je ne connais que d’aujourd’hui la personne de maître Reingoud ; que puis-je avoir à lui dire ?

— Me connaître ! reprit Reingoud avec un sourire plein d’une profonde ironie.