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Il est donc avéré que M. de Chateaubriand fit tout ce qu’il put pour irriter Bonaparte, et que Bonaparte s’irrita très peu. N’ayant pas songé il la communication secrète et magnétique de ces deux natures, et n’étant pas très touché de cette explication mystique, voici, faute de mieux, ce que nous avions imaginé pour résoudre ce problème. En fait de despotisme et surtout de persécution, Napoléon n’aimait pas le superflu, et, si l’on ne peut dire qu’il se soit toujours borné au nécessaire, il se contentait au moins de l’utile. La sincérité de ses grandes colères a toujours été mise fortement en doute par ceux qui l’approchaient. On pouvait le gêner, l’inquiéter facilement : il se fâchait et surtout s’emportait malaisément, et jamais mal à propos. Il était ombrageux et n’était pas susceptible. Ce qui pouvait nuire à son pouvoir, à l’ordre précaire, si péniblement rétabli en France, il le frappait sans pitié. Nous n’avons jamais vu qu’il se soit montré très jaloux sur ce qui ne touchait qu’à sa personne. Il n’appartient qu’aux grands hommes de taille humaine d’avoir un amour-propre plus étendu encore que leurs facultés : le sien disparaissait dans l’immensité de son pouvoir et de son génie. Tel que nous le connaissons, armé comme il l’était d’une censure toute-puissante, il devait s’inquiéter peu des invectives de M. de Chateaubriand, qu’il était sûr de pouvoir toujours arrêter à temps. La nature et surtout la mesure de ses opinions lui plaisaient. Pour l’empire français, la religion du Génie du Christianisme lui convenait et lui suffisait.

Avant tout, Napoléon se croyait prédestiné à terminer la révolution française ; disons mieux, il croyait qu’elle avait déjà trouvé son terme en lui. Il pensait avoir résumé et satisfait en sa personne tous ses intérêts ; il détestait ses passions, il redoutait ses doctrines. Plus même leur expression était élevée, plus leur organe était pur, plus il en concevait d’ombrages. Il tenait 93 muselé et logeait les régicides dans son conseil d’état avec plus de dédain que de crainte ; mais l’ombre seule de 89, surtout quand elle lui apparaissait dépouillée du linceul sanglant de la terreur, le faisait involontairement pâlir. Telle était la raison de son inimitié systématique contre tous ceux qui avaient conservé l’inspiration de cette époque mémorable. Avait-il raison dans cette haine qui ne faisait pas de distinction ? A coup sûr, on n’attend pas que je le décide. Dans les ténèbres où nous sommes plongés, bien hardi qui décidera en bien ou en mal du résultat final de la révolution française. Depuis soixante ans qu’elle court le monde avec son cortége mélangé de biens et de maux, elle n’a pas besoin de répondans ; elle est assez grande pour répondre d’elle-même. Elle a de l’âge, interrogez-la. Toujours est-il que M. de Chateaubriand avait rendu à l’empereur un des services qu’on n’oublie pas, en détachant les esprits de l’idéal de 89. Au type de liberté généreuse et d’égalité imaginaire que