Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/102

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des esprits ! Pendant que M. de Chateaubriand plaçait ainsi résolûment son piédestal à la hauteur et en face du trône du monde, une idée nous venait en tête, et nous ne pouvions nous en défaire. Le récit de ses actes d’opposition au pouvoir absolu de l’empereur, tout en nous inspirant une juste estime pour son courage, nous suggérait cependant une question dont nous ne trouvions pas sur-le-champ la réponse. Nous l’exposerons sans détour. L’empereur n’aimait pas à être contrarié, encore moins bravé en public : il avait ses raisons pour cela. L’auteur de l’Allemagne en sut quelque chose dans son exil : il le fit entendre assez clairement, quand M. Lainé se permit, à la tête du corps législatif, de trouver la campagne de Russie affligeante et de faire des vœux pour la paix. Et cependant ni l’Allemagne, ni le discours de 1813 ne renfermait des allusions aussi directes, des vérités aussi outrageantes que M. de Chateaubriand en inséra dans le fameux article du Mercure de 1807, ou dans le discours qui dut être et ne fut pas lu à l’Académie. Jamais Mme de Staël ne prononça le nom de Tibère en regardant au-dessus d’elle, ni celui de Tacite en se regardant elle-même ; jamais M. Lainé ne demanda, même pour le corps législatif, la liberté de parole et de discussion que M. de Chateaubriand réclamait pour l’Académie. Aucun d’eux surtout n’osa réveiller l’écho de Vincennes, et ébranler ainsi la fibre la plus sensible du cœur du maître. En fait de hardiesse, par conséquent, il faut reconnaître que M. de Chateaubriand est allé plus loin qu’aucun des rares adversaires du régime impérial. D’où vient qu’il fut mieux traité qu’aucun autre ? d’où vient que, jouant ainsi témérairement avec la colère du lion, il ne réussit qu’à l’impatienter un instant, jamais à le faire écumer ni rugir ? C’est de lui-même que nous le tenons. Sa démission à la suite de la mort du duc d’Enghien fut accueillie, par ces deux secs monosyllabes C’est bon. Deux menaces, trop violentes pour être sérieuses, répondirent à ses deux tentatives de publications libérales ; il ne fut pas même question de les mettre à exécution, à moins qu’il ne faille voir un cul de basse-fosse dans la place de surintendant-général des bibliothèques de France qui, deux mois après, fut offerte à l’offenseur par l’offensé. En fait de persécution, nous ne voyons guère qu’un petit voyage à Dieppe, entrepris sur un ordre verbal du préfet de police ordre que nous avons entendu contester par un témoignage fort compètent. Enfin il est impossible de reconnaître un autocrate bien irrité dans cette petite anecdote que les Mémoires nous racontent eux-mêmes à propos d’un portrait de Girodet, qui figurait au Salon et qu’on avait éloigné des regards de l’empereur : « Où est, dit Bonaparte, le portrait de Chateaubriand ? » Il savait qu’il devait y être. On fut obligé de tirer le proscrit de sa cachette. Bonaparte, dont la bouffée généreuse était exhalée, dit en regardant le portrait, qui était fort noir : « Il a l’air d’un conspirateur qui descend par la cheminée. »