langue : à demi renversé sur le banc placé près du seuil de la cabane, il tendait les mains vers le massif de saules du grand canal, en bégayant des mois entrecoupés.
— Comprenez-vous ce qu’il veut dire ? demanda Durand à ses hommes.
— Le pauvre diable n’a plus sa raison, reprit le gendarme qui avait déjà parlé.
— Non, balbutia Fait-Tout, je l’ai vue… j’en suis sûr… je l’ai vue ! Et me saisissant la main :
— C’est là, dit-il, comme j’abordais… elle est sortie du milieu des roseaux… et elle a filé sous les arbres !
— Mais qui ? quoi ? s’écria le brigadier impatienté.
— Eh bien, elle ! murmura Fait-Tout, dont la voix devint encore plus basse, la niole d’angoisse !
Les gendarmes firent un mouvement de surprise ; Durand haussa les épaules.
— Il aura aperçu un rayon de lune qui glissait sur l’eau ! reprit-il ; mais le coureur de bois insista.
— Je vous dis qu’elle a passé tout près de moi, et, comme je ne rangeais pas ma barque. J’ai entendu une voix répéter : Tourne ou je te retourne !
— Alors, tu as vu le tousseur jaune ? demanda Durand d’un ton railleur.
— J’ai aperçu le mort qu’il emportait.
— Un mort ?
— Sa tête pendait à l’avant de la niole et traînait dans les joncs.
— Allons, ivrogne ! dis que tu as eu peur, interrompit le brigadier.
— Non ! s’écria le coureur de bois ; au premier instant, l’eau-de-vie m’a soutenu le cœur, et la preuve, c’est que je lui ai parlé.
—.An conducteur de la viole d’angoisse ?
— Je lui ai demandé tout haut : Mâle ou femelle, qui emmènes-tu ?
— Et il t’a répondu ?
— Il m’a répondu : J’emmène le grand Guillaume !
Le cabanier, qui était accouru sur le seuil, poussa un cri ; mais la Loubette resta immobile ; Durand ne parut nullement ébranlé par l’accent de conviction du coureur de bois.
— Nous sommes encore pas mal innocens d’écouter ici ce père la Soif, dit-il ; pendant ce temps-là, notre conscrit se donne de l’air. Vite, les enfans, préparez les armes et commençons la chasse !
Nous entendîmes craquer les batteries des carabines, puis les gendarmes s’avancèrent avec leur chef dans la direction du grand canal. Nous les suivîmes tous par un mouvement involontaire ; Bérard lui-même se laissa entraîner, tout en protestant que nous courions à notre