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il faut que je m’arrête ici, mais je ne veux point vous retarder ; que Dieu vous donne un heureux voyage et qu’il vous bénisse pour votre bonté !

— Vous avez quelqu’un à visiter ? demandai-je.

— Ce n’est pas quelqu’un, balbutia le réfractaire, c’est un endroit…

— Et vous serez long-temps ?

— Assez seulement pour revoir… la maison !

— Où est-elle ?

— Là-bas, derrière l’église.

Il me montrait une masure précédée d’un petit jardin enclos d’aubépines.

— C’est la demeure de la Lousa ? demandai-je en le regardant. Il tressaillit.

— On a donc parlé à monsieur ? s’écria-t-il vivement ; quand ça et qui donc ? Ça ne peut pas être la Loubette ! elle aurait perdu son ame plutôt que de me trahir.

Je dis comment Jérôme m’avait tout raconté en soupant ; mon compagnon fit un geste de dépit.

— Je comprends ! dit-il avec amertume ; pour que les vieilles gens croient un secret bon à garder, faut qu’il intéresse leur bourse. N’ayez pas peur que le maître de la cabane eût parlé, s’il avait fallu cacher une poche de faux-sel[1] ; mais, après tout, il n’y a pas d’affront, et puisque monsieur sait la chose, il voudra bien m’arrêter ici.

— À condition de veiller sur vous, repris-je ; tout le monde vous connaît au bourg ; vous pourriez faire quelque dangereuse rencontre ; je ne veux point vous quitter.

Guillaume hasarda quelques objections ; mais j’y coupai court en déclarant que ma résolution était prise et lui rappelant qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Nous arrêtâmes la carriole près de l’église ; il se dirigea vers la haie d’aubépines, y trouva une brèche qui lui était connue et entra dans le jardin. Je me hâtai d’attacher le cheval au mur du cimetière, afin de le suivre. Lorsque je franchis la haie, je l’aperçus sous une longue tonnelle de vignes qui partageait le jardin dans sa longueur. Il marchait lentement en regardant autour de lui, comme s’il eût voulu reconnaître les lieux. Arrivé à une espèce de rond-point où se dressaient une table de planches brutes et des bancs grossiers, il s’arrêta un instant : il s’y était sans doute souvent assis avec la Lousa ; c’était là, selon toute apparence, que l’on venait souper les soirs d’été, et les deux familles y avaient rompu le pain de promesse. Un peu plus loin, il fit une pause devant un petit parterre enlevé à la culture qui occupait tout le reste du jardin. On apercevait

  1. On appelle faux-sel celui sur lequel on a fraudé les droits.