Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/294

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

singularité. Qu’il ait triché en nous représentant le corps de son modèle, c’est un point qui, à mes yeux, ne saurait être contesté. Qu’il se soit borné à la seule ressemblance du visage, je n’en doute pas un seul instant. Eh bien ! cette double donnée une fois acceptée, il s’agit de savoir quel parti Jean Goujon a su en tirer. Il faut renoncer à le juger d’après les conditions imposées à la statuaire par la mythologie grecque si nous ne voulons pas nous condamner à l’injustice.

Les yeux se voilent de langueur et de volupté. Il ne reste de la déesse païenne que les attributs de la chasse. L’attitude nonchalante que Goujon a donnée à son modèle ne conviendrait certainement pas à la sœur d’Apollon, mais s’accorde très bien avec l’expression du visage. Sans doute, il est permis de blâmer comme une ligne malheureuse la jambe gauche ramenée en arrière. À quelque point de vue qu’on se place, soit au point de vue païen, soit au point de vue purement humain, il est difficile d’approuver l’angle formé par la jambe et la cuisse gauches ; cependant, en jugeant l’angle formé par la flexion du marbre, il ne faut pas oublier l’expression du visage qui explique cette flexion sans la justifier pleinement, qui la rend naturelle sans l’amnistier aux yeux du goût. Le visage et surtout l’expression que Jean Goujon prête à son modèle appartiennent à une déesse qui, surprise au bain par Actéon, ne le châtierait pas comme le fit la sœur d’Apollon. Faut-il s’étonner que la douceur de l’ame se traduise par l’indolence et la mollesse des mouvemens ? En négligeant la question linéaire, qui, dans les arts du dessin et dans la statuaire en particulier, est d’une si haute importance, on peut accepter, sinon comme irréprochable ; au moins comme vraie, la flexion dont je parle ; mais, si l’on veut remonter aux principes consacrés par l’art antique, si l’on veut interroger les modèles que la Grèce nous a laissés, il est impossible de ne pas réprouver, au nom de l’harmonie linéaire, le sans-façon avec lequel Jean Goujon a rejeté en arrière la jambe gauche de son modèle. Si l’étrange doctrine de ceux qui voient dans l’auteur de la Diane un disciple de l’antiquité avait besoin d’être réfutée, il suffirait d’invoquer les lignes qu’elle présente au spectateur qui se place pour la regarder à droite du piédestal. Jamais sculpteur athénien n’aurait imaginé une combinaison de lignes si malheureuse, si contraire à toutes les lois de l’harmonie. On a beau dire que ce mouvement est naturel, qu’il est plein de vérité, pris sur le fait, l’esprit qui vit depuis long-temps dans la contemplation et l’étude des œuvres grecques ne se laisse pas désarmer par cet argument. Entre la vérité que nos yeux peuvent rencontrer et la vérité que l’art doit choisir, il y a une singulière différence que le statuaire ne méconnaît jamais impunément. Certes, un artiste élevé à l’école de Phidias, avant de déterminer le mouvement de la figure, n’eût pas manqué de se demander si les lignes données par le modèle offraient un ensemble harmonieux. Jean