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de ne choquer personne. Je parle de Jean Goujon comme je parlerais d’un pensionnaire de Rome couronné par la quatrième classe de l’Institut. Est-ce de ma part présomption ou sacrilège ? Je laisse au bon sens public le soin de décider cette question. L’auteur de la tribune des Cent-Suisses est séparé de nous par bien des générations : est-ce une raison pour le juger en tremblant, pour accepter comme articles de foi toutes les idées qui sont dans le domaine public ? A cet égard, je ne partage pas le sentiment du plus grand nombre. Je ne comprends pas qu’on prenne la plume pour parler d’un homme si grand qu’il soit guerrier, géomètre, poète ou statuaire, sans la ferme résolution de le juger avec une liberté absolue. Quiconque ne se résigne pas d’avance au blâme, à la colère du lecteur, quiconque n’est pas décidé à suivre sa pensée jusqu’au bout, à la montrer telle qu’elle se produit au fond de sa conscience, agirait beaucoup plus sagement en se taisant ; car il est parfaitement inutile d’écrire, si l’on veut se borner à répéter pour la centième fois ce qui a déjà été dit par les générations qui nous ont précédés. Sans doute, il ne faut pas avoir la prétention de parler en son nom, au nom seul de sa pensée, sans consulter personne, sans essayer de s’éclairer en comparant les avis émis depuis quelques siècles sur le même sujet ; mais, dans cette comparaison rétrospective, il y a plus d’un écueil à éviter. S’il est utile, en effet, d’interroger sur le passé les générations qui nous ont précédés, il n’est pas moins utile d’interroger sur le passé l’impression directe qu’on a reçue. Pour peu qu’on s’attarde trop long-temps dans le dépouillement des témoignages, il peut arriver et il arrive trop souvent qu’on oublie ou qu’on méconnaisse son propre sentiment pour se rallier au sentiment d’autrui. Si je voulais donner à ma pensée toute l’évidence d’un fait, je me contenterais de citer le nom de Lanzi. Assurément personne ne songe à contester le savoir, la patience, la sagacité de cet ingénieux écrivain, et pourtant son Histoire de la Peinture n’est pas ce qu’elle devrait être, parce qu’il s’est trop défié de lui-même, parce qu’il a traité avec trop de respect, avec trop de déférence les opinions émises avant lui, et n’a pas accordé assez d’importance aux impressions directes qu’il avait reçues dans les musées, dans les galeries d’Italie. À force de comparer les pensées formulées depuis deux siècles sur Raphaël, sur Michel-Ange, sur les Carrache, sur le Dominiquin, il en est venu à ne plus apercevoir sa propre pensée qu’à travers un nuage d’érudition poudreuse. Le travail de Lanzi, si recommandable à tant d’égards, si digne d’éloges pour les investigations persévérantes sur lesquelles il repose, pour les lectures variées qu’il a coûtées, aurait certes une plus grande valeur, si l’auteur parlait plus souvent de ce qu’il a vu, de ce qu’il a senti, et plus rarement des livres qu’il a feuilletés, des juges qu’il a interrogés. Pour moi, malgré mon estime pour l’érudition, je la tiens pour très dangereuse dans les questions qui se rattachent à la