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et particulièrement par la pauvreté de la société, que les esprits les plus hardis, les penseurs les plus jaloux de la dignité de l’espèce humaine, le considéraient comme la base nécessaire de tout ordre social.

Quand on remonte à l’origine des temps historiques, on voit plus manifestement encore, s’il est possible, l’influence du capital sur les destinées humaines. La société n’est constituée à demeure que lorsque l’homme a inventé et exécuté la charrue, qui est une machine, ou un capital. Jusqu’alors, la faim avait dispersé ou détruit les agglomérations d’individus ou de familles, et l’enchaînement des générations n’avait pu se nouer. Les bandes qui se rencontraient s’attaquaient en ennemies, parce qu’on se disputait quelques fruits grossiers qu’offrait la nature d’une main avare. Si on ne mangeait pas les vaincus, on les tuait, parce que c’étaient autant de bouches de moins. Le jour où, au lieu de les immoler, on en fit des esclaves, ce fut un triomphe pour l’humanité. L’anthropophagie disparut devant un sentiment de charité qui fut réveillé dans le cœur des hommes ; mais ce sentiment généreux, pour ne pas être balayé par de brutaux instincts, eut besoin d’avoir le lest d’un peu de capital, et, tant qu’il y eut très peu de capital, l’esclavage lui-même resta comme un bienfait[1].

  1. L’extrait suivant d’une savante publication toute récente montre à quelles épouvantables extrémités le manque de subsistances, ce qui revient à dire l’absence du capital, réduisait les hommes au début :
    « L’usage, si atroce à nos yeux et si peu compatible avec la moindre civilisation, de mettre à mort les vieillards et les incurables par la main de leurs proches pareils, a toujours été dépeint comme un trait distinctif de la race scandinave, parce qu’en effet c’est dans les anciennes sagas des peuples du Nord qu’on en retrouve les exemples les plus fréquens ; mais ce n’est nullement à la cruauté des Scandinaves qu’il faut attribuer exclusivement cette coutume barbare, car elle se rencontre chez les races les plus distinctes, en Europe, en Asie, en Amérique, surtout chez les peuples pauvres se trouvant dans les commencemens de leur développement social. Elle a sa raison d’être dans la pénurie des subsistances, dans les famines fréquentes chez des peuples vivant principalement de la guerre et de la chasse, ignorant complètement l’industrie et le commerce, et presque étrangers à l’agriculture. Elle a son excuse dans l’absence de connaissances dans l’art de guérir, et dans l’inutilité d’un membre impropre à la guerre et à la chasse, au milieu d’un état social semblable.
    « Robertson, cet excellent peintre des mœurs de l’Amérique primitive, atteste que toutes les tribus sauvages de ce continent, de la haie de Hudson jusqu’au fleuve de la Plata, vouaient leurs vieillards et leurs incurables à la main homicide de leurs enfans ou proches parens. Il fait observer fort judicieusement qu’aux yeux de ces tribus cet acte avait plutôt un caractère de pitié que de cruauté.
    « A l’appui de nos raisons, confirmées par les considérations de l’historien anglais que nous venons de citer, vient ce fait contenu dans une saga islandaise, qu’après un froid excessif suivi d’une famine, le chef Liotr fit la proposition à l’assemblée du peuple, qui l’adopta, d’exposer les enfans et de tuer les vieillards et les infirmes. On le voit, c’est la nécessité qui forçait les hommes à ce cruel expédient.
    « Les Hérules, les Jazyges, les Cantabres, pratiquaient la même coutume ; elle était forts répandue parmi toute la race slave de l’est de l’Europe, car tous les exemples que Grimm rapporte des Vagriens, Wendes, Wilzes, Prussiens, sont des faits qui confirment la généralité de cette coutume slave… » (Études historiques sur le développement de la société humaine, par M. LA. Koenigswarter. 1850, page 7.)