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s’étaient organisés dans chaque ville et dans chaque village ; les habitans avaient barricadés les rues, et, dans les campagnes, les paysans avaient coupé les ponts sur les nombreux canaux, creusé de profonds fossés sur les routes et fait des abattis d’arbres considérables. On venait d’enlever des transports de munitions et d’artillerie qui s’étaient trouvée arrêtés par ces obstacles. Les officiers envoyés en courriers ne revenaient pas, on disait les avoir vus pendus avec leurs écharpes aux arbres du chemin ; nous étions sans nouvelles ; les bruits les plus absurdes circulaient de toutes parts ; la haine était dans tous les regards ; la lutte allait s’engager. Nous étions en mesure ; les sabres étaient aiguisés, les armes chargées ; nos soldats nous aimaient, ils étaient pleins de cœur, prêts à nous suivre pour vaincre ou pour mourir.

Le 19 mars, pendant la nuit, comme je dormais sur un banc dans l’écurie, un soldat m’apporta l’ordre de me rendre tout de suite chez le général Gherardi. Je le trouvai qui se promenait d’un air pensif dans une grande salle éclairée par une seule bougie. « Voici, me dit-il, des dépêches pour le général comte Gjulai à Trieste ; une voiture vous attend en bas, partez à l’instant. — Général, lui dis-je, si l’on m’interroge sur notre situation, si l’on me demande des nouvelles de Milan, que faut-il répondre ? — Que nous ne savons rien, que les communications avec Milan et l’armée du maréchal sont coupées ; l’on dit vaguement qu’il s’est renfermé dans la citadelle pour lancer des boulets et des obus dans la ville, qu’il y a déjà quatre mille personnes tuées et blessées, et qu’il fera incendier la ville, si la révolte ne cesse pas. »

Je partis. Le lendemain à midi, comme j’entrais à Sicile, je vis sur la place une foule de peuple. Sept ou huit jeunes gens coiffés de feutres à plumes et armés comme des brigands de théâtre arrêtèrent ma voiture : je mis la main sur mon sabre, mais je vis aux gestes qu’ils firent avec leurs fusils que la résistance était inutile. Ils me prièrent de descendre et de les suivre ; ils me conduisirent à la maison de ville, ouvrirent la porte d’une grande salle et m’y firent entrer. Huit ou dix hommes en habit noir étaient assis autour d’une table ; je m’avançai, et dis d’une voix que la colère rendit menaçante : « Qui donc se permet de faire arrêter un courrier impérial ? » Personne n’osa répondre. Ces hommes paraissaient embarrassés ; un d’eux se leva pourtant et me dit qu’on voulait avoir des nouvelles de Milan. Je leur donnai celles que je savais, et j’ajoutai que le maréchal Radetzky ruinerait la ville. Si la révolte continuait : ils parurent interdits en entendant ce grand nom et cette menace ; mais, reprenant courage, « nous voulons la république, dit l’un d’eux, l’égalité pour tous. » J’étais inquiet de la manière dont tout cela finirait. L’escalier était plein de gens en guenilles ; quelques-uns même étaient entrés dans la salle. « Comment ! dis-je, l’égalité pour tous, et vous portez de beaux habits pendant que ces pauvres gens sont