Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/736

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

montrer dans ses relations ave les hommes que comme le tabernacle vivant et le sanctuaire de la vérité. Or, cette grandeur du saint n’a jamais été naturelle et aisée, car, avant que la volonté ait pu ainsi s’annihiler elle-même, combien n’a-t-elle pas eu à détruire de passion et d’instincts ! Cette grandeur, la seule depuis le christianisme, est un long martyre, une douloureuse et difficile immolation de soi.

Un mot encore sur ce sujet. Ce qui prouve que, depuis le christianisme, la grandeur n’est pas la chose importante, c’est le caractère et la physionomie même des héros modernes. Dans les temps antiques, le héros, quels que soient ses vices, est toujours grand : tel il apparaissait à ses contemporains, tel il nous apparaît encore aujourd’hui ; mais dans les temps modernes le plus léger vice suffit pour imprimer une grimace sur tous les visages de triomphateurs, la plus légère faute prend des proportions colossales, et suffit pour qu’en eux le mal paraisse prédominer sur le bien. Nos grands hommes ont en outre quelque chose du maniaque, le poids de leur responsabilité semble leur peser, le sentiment de leur liberté les écrase : aussi ont-ils tous je ne sais quoi de désagréablement douloureux ; la torture intérieure, le martyre moral, la lutte du bien et du mal apparaît dans leur physionomie, dans leurs paroles et dans leurs actes ; ils semblent toujours préoccupés, et ce caractère leur est commun à tous, sans acception de partis et de classes ; oui, catholiques ou protestans, guerriers ou hommes d’état, ils grimacent tous.

Toutefois cette théorie nous semble mille fois préférable à nos philosophies bâties sur le même sujet. En ne faisant relever le héros que de lui-même et de l’invisible nature, Émerson conserve au moins les droits de la dignité humaine. Il y a une certaine thèse qui a été développée à satiété durant les cinquante dernières années, et qui consiste à croire à la puissance des circonstances pour créer de grands hommes. Les auteurs de cette théorie vous expliquent doctement comment, par le moyen de cette circonstance, et puis de cette autre, un grand homme a été possible. C’est la doctrine la plus matérialiste qui ait été conçue sur ce sujet. Ce ne sont pas les circonstances qui créent le grand homme ; les faits et les événemens ne font tout au plus que déterminer et définir exactement l’objet de sa mission. Une grande ame est toujours une grande ame, quelles que soient les conditions qui lui sont imposées ; sans cela, il faudrait désespérer de la dignité humaine et de la liberté, et s’en remettre aveuglément aux accidens et aux faits. L’éclat qu’ont jeté les grands hommes nous éblouit trop et nous empêche trop de voir la véritable lumière qui est en eux ; mais, si la révolution française n’était pas arrivée, me dit-on, si la terreur n’avait pas répandu le sang à flots, si les populations n’avaient pas demandé un maître à grands cris, Napoléon aurait-il jamais été possible ? L’empire aurait-il jamais existé ? — Qu’importe tout cela ! Est-ce