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En outre, cette théorie de la grandeur aisée est presque inadmissible depuis que le christianisme a reconnu l’existence de la douleur et la vertu du sacrifice. Dès-lors, la grandeur n’est plus la fin de l’homme, elle n’est plus le but, elle n’est qu’un moyen ; le but est au-delà de la grandeur elle-même. Dans les temps antiques, la grandeur individuelle étant le but, l’homme n’atteignait qu’à la beauté suprême ; mais, dans les temps modernes, la beauté, elle aussi, n’est plus qu’un instrument de la vérité. Le calme, cet attribut suprême de la beauté, n’est plus ; le christianisme a fait l’ame troublée, agitée, à l’exemple du Sauveur ; il a rendu ses efforts pénibles, et lui a fait de la perfection un idéal qui ne laisse pas de repos. S’il suffisait du calme et de la grandeur, le christianisme n’aurait eu aucune raison d’être, le stoïcisme suffisait. Aussi le plus grand ennemi du christianisme, Spinoza, a-t-il essayé de faire revivre et d’exalter tous ces calmes et sereins attributs de la vertu antique. Celui qui a remplacé dans ses vertus le héros et le grand homme des temps anciens, ce n’est pas le héros moderne, c’est le saint. En lui seul nous retrouvons le calme, la sérénité des temps antiques, seulement avec l’élan et l’annihilation de soi-même et de la terre que nous ne retrouvons pas dans les héros de la Grèce et de Rome. « J’admire les grands hommes de toutes les classes, dit Emerson ; ceux qui vivent au milieu des faits et ceux qui s’inspirent de la pensée pure ; je les aime, qu’ils soient durs ou charmans, fléaux de Dieu ou délices de la race humaine. J’aime le premier. César, et Charles-Quint, et Charles XII ; j’aime Richard Plantagenet et Bonaparte ; j’applaudis partout un homme qui est égal à son emploi, qu’il soit capitaine, ministre, sénateur ; j’aime un maître bien né, riche, beau, éloquent, entraînant après lui tous les hommes par la fascination de son génie et en faisant les tributaires et les soutiens de son pouvoir ; mais je trouve celui-là plus grand qui peut s’annihiler lui-même et annihiler tous les héros, simplement en s’appuyant sur cet élément de la raison pure qui ne touche en rien aux personnes, sur cette force si subtile et si irrésistible, qu’elle détruit l’individualisme, et dont le pouvoir est si grand, que devant elle le puissant n’est rien. » Sans doute le guerrier, le héros n’est rien devant cette force ; mais ce n’est pas non plus le grand génie, le grand philosophe qui la possède. Si grand que soit un philosophe, il est toujours systématique et par là toujours individuel ; bien qu’il s’appuie sur l’élément de la raison pure, néanmoins il le façonne à son gré, il le force à se rétrécir ou à s’élargir, selon la mesure de son intelligence ; il glace cet élément de la raison ou le fait serpenter en canaux irréguliers ; il le torture, rarement il s’annihile en sa présence. Il n’y a que le saint qui possède ce don de pouvoir vivre avec le divin et l’intellectuel sans être tenté de dominer ces célestes forces, et qui puisse se laisser inspirer par elles avec la simplicité d’un enfant, qui puisse parvenir à détruire en lui tout le vieil homme, pour ne se