Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/806

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suppositions. On s’étonnera également aujourd’hui, d’après les allures des héros de romans modernes, qu’il n’eût pas fait retrouver la dame inconnue ; mais un pauvre imprimeur presque sans ressource avait trop à risquer dans une telle recherche[1]. Son cœur du reste changeait facilement d’objet.

Quinze ans plus tard (1771), Nicolas s’éloigne de Paris pour remplir un triste devoir. Il est sur le coche de Sens ; triste et pensif, il regarde avec désespoir une compagnie de dames élégamment vêtues, qui causent et rient sur l’arrière du bateau : « Que de gens ; s’écrie-t-il, moins malheureux que moi !… Infortuné ! je vais voir mourir ma mère ! »

Deux dames se détachent de la foule et causent en passant, sans le voir, près du coin obscur où il s’est blotti. — Quel nom, dit l’une des deux, donnerons-nous ici à la jeune demoiselle, afin qu’on ignore le sien ? — Appelons-la : Reine, dit l’autre ; c’est presque une reine, en effet, mais qui s’en doutera ? — Reine, oui, reprit la première en riant, si c’était vraiment la fille du prince de Courtenay, le plus vieux nom de France ; mais c’est sa mère seule qui le dit. — N’a-t-elle pas eu raison, dit l’autre dame, de vouloir revivifier cette branche antique, la plus noble qui soit dans la chrétienté ? Songe donc, ma chère, qu’il n’y aura plus de Courtenay qu’en Angleterre. Qui osera désormais porter l’écusson aux cinq besans d’or, plus éclatant que celui des lis ? — Après tout, ce n’est qu’une fille, dit l’autre dame, par conséquent elle a eu tort. Il fallait un garçon pour ne point laisser périr le titre et pour hériter des positions ! — Elle a fait ce qu’elle a pu. Les légitimités ne sont pas toujours heureuses. – Et le jeune homme était-il bien ? — Elle l’a vu, sans qu’il la pût voir ; il avait vingt ans environ…

En ce moment, les dames s’aperçurent de la présence de Nicolas, qui, dans l’ombre, la tête dans ses mains, ne semblait pas avoir pu les entendre.

— Pauvre homme ! dit l’une des dames, il paraît bien souffrir : il ne fait que pleurer depuis Paris. Il n’est plus jeune, mais ses yeux ont une vivacité pénétrante… Vois avec quel attendrissement il regarde Septimanette … Il pleure encore. Il a peut-être perdu une fille de son âge !

La jeune fille s’était en effet rapprochée de ses deux gouvernantes ; Nicolas se leva comme ayant entendu les derniers mots : — Oui, précisément de son âge ! dit-il avec une émotion profonde qui toucha les deux dames et la jeune fille… Permettez-moi de l’embrasser.

La jeune fille s’y prêta avec une grace enfantine.

  1. Restif de la Bretone prétend dans un des récits qu’il a faits de cette aventure qu’un homme était aposté pour le suivre et le tuer à l’écart ; s’il avait tenté de suivre la donc mystérieuse. Le fait lui aurait été assuré -depuis.