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il ne s’inquiétait pas de l’air empesté qu’il respirait. Au bout de quelques semaines, il avait achevé son œuvre, et priait son père de venir la juger. Au moment où ser Piero frappait à la porte, Léonard ferma les fenêtres de sa chambre de façon à ne laisser pénétrer qu’un jour ménagé avec avarice et discrétion. Ser Piero, si nous en croyons le biographe toscan, fut tellement frappé de la vérité de l’imitation, qu’il se crut en présence d’un monstre vivant, et recula d’horreur. Léonard, enchanté du succès de son œuvre, battit des mains en voyant l’étonnement et l’effroi de son père. « .J’ai donc atteint, lui dit-il avec orgueil, le but que je me proposais. Je voulais épouvanter tous ceux qui regarderaient mon œuvre, et vous tremblez. Je ne pouvais rien souhaiter de plus glorieux, mes études et ma persévérance ne sont pas perdues. Emportez cette rondache ; j’espère que celui qui vous l’a demandée n’en sera pas mécontent. » Ser Piero, plein de joie, emporta la rondache ; mais, chemin faisant, il comprit que son fermier, malgré son adresse à la chasse, malgré les services qu’il lui avait rendus, ne méritait pas une telle aubaine, et comme sans doute l’amour du profit tenait dans son cœur plus de place que l’amour de l’art, au lieu de garder avec un soin jaloux cette précieuse rondache, il la vendit pour 100 ducats à des marchands florentins, qui la revendirent pour 300 au duc de Milan. Lodovico Sforza. Pour acquitter la promesse qu’il avait faite à son fermier, il acheta dans une boutique de faubourg une œuvre grossière et sans valeur, dont le paysan se contenta et le remercia joyeusement. Eh bien ! cette rondache, qui, pour Léonard, n’était qu’une espièglerie commencée avec ardeur, poursuivie avec patience, et menée à bonne fin, comme nous venons de le voir, fut dans sa destinée un événement décisif ; car il est probable que, sans cette merveilleuse rondache, Lodovico Sforza n’eût jamais appelé Léonard à Milan. Cependant je répugne à croire qu’il n’ait pas eu, pour se décider, de motif plus impérieux. Ce qui me confirme dans ma conviction, c’est la lettre même de Léonard transcrite par Oltrocchi et publiée par Amoretti, lettre où le peintre florentin parle de lui-même, de ses études, de ses travaux, avec un juste orgueil, une légitime assurance. Cette lettre en effet, qu’il faut ranger parmi les monumens les plus précieux, de l’histoire, et qui pourrait être taxée de présomption, si elle n’était pas signée du nom de Léonard, nous apprend que l’élève du Verocchio avait déjà essayé ses forces dans une série de travaux très variés. Il offre au duc ses talens pour les œuvres d’architecture civile et militaire pour l’hydraulique, pour l’artillerie, pour la statuaire en bronze et en marbre, et la peinture, qu’on aurait pu croire son étude favorite, occupe dans cette lettre mémorable une place très modeste. Léonard, avec l’accent d’un homme qui sait tout ce qu’il vaut, ne craint pas de dire au duc de Milan : « Voilà ce que je peux faire pour le service de votre personne,