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même à penser qu’avant de prendre le burin il a dû dessiner d’après nature les têtes qu’il voulait substituer aux têtes de Léonard.

Les autres gravures que j’ai vues, exécutées, disait-on, d’après la Cène de Milan, n’étaient guère moins infidèles. Seulement il y avait dans leur infidélité quelque chose de moins résolu. Il est probable d’ailleurs que les trois quarts au moins de ces prétendus traducteurs n’avaient pas jugé à propos de faire le voyage de Lombardie pour voir le modèle qu’ils voulaient copier. Il faut donc aller à Milan pour connaître dans toute sa vérité l’œuvre principale de Léonard. Sans doute la gravure, si fidèle qu’elle soit, ne peut jamais dispenser de la vue de l’œuvre même ; il n’ y a donc rien d’absolument inattendu dans la destinée de la Cène. Cependant Raphaël, Michel-Ange et Rubens ont été mieux traités que Léonard. Si Volpato n’a pas traduit les stances du Vatican de façon à rendre inutile le voyage de Rome, si le Mantouan ne donne pas une idée complète du Jugement dernier, si Bolswert, malgré sa prodigieuse habileté, n’a pas dérobé à Rubens la magie de sa couleur, Volpato, le Mantouan et Bolswert sont bien plus près de leurs modèles que Morghen de Léonard. J’ai vu dans les cartons de M. Charles Gleyre quelques têtes dessinées à Sainte-Marie-des-Graces où se retrouve tout entier l’accent du modèle. C’est la seule copie qui m’ait rappelé le réfectoire des dominicains.

Obligé de quitter la Lombardie, où ses talens demeuraient sans emploi, Léonard résolut de retourner à Florence avec son fidèle ami, fra Luca Paciolo. Nommé par César Borgia inspecteur-général de toutes les places fortes dont Louis XII avait assuré la possession au duc de Valentinois, il parcourut une grande partie de l’Italie, profitant de ses fonctions d’ingénieur militaire pour observer avec une attention scrupuleuse tout ce qui s’offrait à ses regards tout ce qui pouvait susciter dans son intelligence la création d’une théorie nouvelle ou l’application d’une théorie déjà connue, depuis la fontaine de Rimini, dont les eaux, en tombant dans la vasque, éveillaient en lui des idées musicales jusqu’aux ondes marines de Piombino, dont la succession suscitait dans son esprit inventif de nouvelles formules scientifiques. Pourquoi renonça-t-il au service de César Borgia ? Nous ne le savons pas. Revenu à Florence, il fut chargé par le gonfalonier Soderini de peindre sur une muraille du palais de la seigneurie, dans la salle du Pape, la défaite de Piccinino, capitaine-général du duc de Milan, à la bataille d’Anghiari, livrée en 14440. Le carton de cette peinture, exécuté dans le couvent de Santa-Maria-Novella, est aujourd’hui perdu ; mais nous pouvons juger de ce qu’il valait, des progrès immenses qu’il signalait dans l’art de la composition et du dessin, d’après les documens qui nous sont restés, Je ne parle pas des éloges prodigués à ce carton par Vasari, car le biographe toscan ne mesure pas toujours le bruit et l’emphase