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se reconnaître et à douter même de son orientation. Au bout d’un quart d’heure, je n’aurais pu dire de quel côté se trouvait la terre, de quel côté l’Océan. Salaün avait échappé à cette confusion en évitant de regarder autour de lui. Penché sur la mer, dont il interrogeait les flots ; il cherchait le courant bien connu qui devait nous conduire au rivage. Quand il fut certain que la barque y était entrée, il releva la tête plus rassuré. Les images trompeuses devenaient d’ailleurs moins fascinantes à l’approche de la terre ; on commençait à distinguer les véritables contours de la grève. Le courant nous avait fait un peu dévier vers la Pointe du Corbeau, que je crus reconnaître à travers la brume. J’allais demander au gabarier si je n’étais pas encore le jouet d’une illusion, quand il poussa un cri et me saisit le bras.

— Voyez, dit-il, en me montrant l’extrémité du promontoire, la cabane de Jukok !

— Eh bien ?

— Elle est en feu !

Une lueur rougeâtre, à demi noyée dans le brouillard, éclairait en effet les cimes du rocher. On eût pu la prendre pour un rayon du soleil couchant qui perçait les nuées, si son intermittence n’eût trahi les mouvemens de la flamme. Je criai à Salaün de mettre le cap sur la Pointe du Corbeau, ce qu’il exécuta sans objections. La vue du feu lui avait momentanément fait oublier ses préventions, et il y courait avec l’empressement ordinaire aux habitans de nos campagnes. C’est que, de tous. Les désastres qui peuvent les frapper, aucun n’éveille la même terreur, ni par suite les mêmes sympathies. L’orage n’atteint pas tous les champs, et au pire ne compromet qu’une seule moisson, la maladie n’enlève que le laboureur ou l’attelage, l’impôt de guerre même ; cette épidémie politique qui emporte l’argent, laisse après lui quelques ressources ; mais, dans nos métairies isolées, l’incendie dévore tout, édifices, meubles, instrumens, troupeaux : il détruit à la fois le présent et l’avenir, et réduit le plus souvent ceux qu’il a dépouillés au bâton du mendiant. Le rapide secours des voisins peut seul permettre d’arracher, quelques débris ; aussi, quand la flamme brille à l’horizon, quand le cri : au feu ! a retenti dans les paroisses, tous l’émeuvent en même temps. Le moissonneur laisse sa faucille sur le sillon, la mère remet au berceau l’enfant quelle allaite, le pâtre abandonne ses génisses, le prêtre lui-même interrompt sa prière commencée, et tous accourent vers le grand ennemi. Pour s’empresser de secourir les autres, il suffit alors de penser à soi ; l’égoïsme même conseille le dévouement, et la terreur donne du courage.

En approchant du rivage, nous distinguâmes des hommes, des femmes, des enfans qui avaient également vu le feu et accouraient