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chaque côté, maniant des avirons qui s’enfonçaient dans la mer sans faire aucun bruit, et, près du gouvernail, un homme rouge se tenait debout. Elle passa comme une rafale ! Je la suivis de l’œil jusqu’à l’horizon ; mais, au, moment où elle disparut, un coup de tonnerre éclata au tour et fit trembler toute la baie. Comprenant alors que Dieu livrait la mer au démon, je levai l’ancre pour regagner la terre.

— De sorte que la terrible apparition n’eut aucune suite ?

— Faites excuse, monsieur ; il se leva un vent de sud qui ouvrit pendant trois jours tous les étangs du ciel ; les barques de pêche rentrèrent, on fit mauvaise garde dans les forts, et les Saxons en profitèrent pour surprendre le plus petit, dont ils égorgèrent la garnison ; vous pouvez encore voir d’ici ses ruines.

Il se redressa pour me les montrer ; mais la nuée blanche que j’avais vue monter dans le ciel au moment du départ s’était insensiblement condensée en une brume de couleur fauve qui voilait les côtes, s’avançait sur la mer comme un cercle de fumée et resserrait de plus en plus l’espace lumineux dans lequel notre barque naviguait. Salaün me jeta un regard où se révélaient, à expressions égales, l’inquiétude et le triomphe. Dans sa pensée, ce brouillard subit confirmait ses prédictions. Ainsi qu’il l’avait prévu, en quittant la Pointe du Corbeau, nous subissions la maligne influence de l’écorcheur. Ne voyant point quel obstacle sérieux pouvait nous opposer le nuage humide qui menaçait de nous entourer, je lui demandai en souriant s’il ne saurait pas bien trouver sa route malgré l’obscurité.

L’obscurité n’est rien, répliqua le gabanier, qui promena autour de lui un regard scrutateur, je naviguerais les yeux fermés dans toutes nos passes ; mais la science des hommes ne peut rien contre le brouillard de maléfice ! Là où il descend, les quatre aires de vent changent de place, les brisans flottent au milieu des courans, les côtes montent ou s’abaissent selon la volonté du malin esprit ; l’œil ne peut voir, ni la raison comprendre, et il n’y a plus d’autre pilote que le bon Dieu !

J’aurais souri de l’explication du gabarier, si une partie des hallucinations qu’il venait de décrire ne s’étaient presque immédiatement produites. Au moment où la brume nous enveloppa, tout parut se transformer et passer du réel dans la région du rêve. Devenu le jouet des plus singuliers mirages, je voyais les rocs détachés de leur base et suspendus dans les airs où ils semblaient frotter ; des anses fantastiques se creusaient aux flancs de la falaise ; les toits d’un village dessinaient à la place du groupe d’écueils que nous avions dû éviter en venant. Ces erreurs des sens étaient pour la plupart très fugitives, mais tellement renaissantes et multipliées, que l’esprit finissait par en être troublé. De rectifications en rectifications, on arrivait à ne plus