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un tiers qui embarrasse les affections vraies, tandis que l’égoïsme s’accommode merveilleusement d’un tête-à-tête prolongé et confidentiel avec lui. Cette disposition, qui jette déjà un si triste jour sur ses relations privées, nous allons la retrouver dans le récit de ses premiers actes politiques. C’est dès le début, dans le tableau même qu’il présente de l’émigration, que nous allons voir commencer une tactique qui a dû particulièrement blesser le parti dont M. de Chateaubriand a été l’honneur : le sacrifice constant de ses opinions à sa gloire et de ses amis politiques à son rôle personnel.

Si les Mémoires d’Outre-Tombe avaient été écrits par un homme de parti sincère, il leur serait arrivé certainement une bonne fortune inespérée. Rédigés pendant le triomphe de la cause même que M. de Chateaubriand avait long-temps combattue, triomphe non-seulement obtenu par la force, mais établi dans l’opinion, mais consacré par des années de prospérité, le hasard leur réservait de voir la lumière le lendemain du jour où cette cause avait disparu dans un abîme. Nouveau Siméon, M. de Chateaubriand a vu avant de mourir, sinon l’avènement de ce qu’il aimait (qu’aimait-il ?), au moins la chute de ce qu’il avait cordialement haï. C’était peut-être, pour un cœur fait comme celui qu’il nous dévoile, la plus grande consolation ; mais, au lieu de satisfaire simplement sa haine, un tel événement eût pu servir puissamment sa renommée. Supposez au lendemain de février, au milieu des questions redoutables qui se dressaient dans les esprits, quand le fantôme de la révolution de 93, subitement évoqué, hantait toutes les imaginations ; supposez le héros de la monarchie légitime, l’ennemi du principe révolutionnaire, s’avançant pour raconter sa vie et expliquer ses opinions : quel silence se fût fait autour de lui, si sa voix eût eu l’accent d’une conviction sérieuse ! 1848 remettait non-seulement 1830, mais 1789 en question. Le procès de la révolution rappelé ainsi soudainement en nouvelle instance, la parole revenait de droit à son plus éloquent contradicteur. Pour notre part, nous l’avouerons, bien que toujours un peu en doute sur la légitimité des prétentions de M. de Chateaubriand à la philosophie de l’histoire, nous ouvrions les Mémoires d’Outre-Tombe avec un intérêt curieux, que, dans la sécurité du dernier gouvernement, nous n’aurions certainement pas éprouvé. Pour la première fois, nous pensions qu’un homme d’esprit, qui avait servi dans l’armée de Condé, pouvait avoir quelque chose à apprendre à la génération nouvelle.

Nous supplions qu’on veuille bien se rappeler que M. de Chateaubriand avait émigré, et que tout lecteur, en ouvrant ses mémoires, le savait par avance. Dès-lors on ne s’attendait pas à trouver en lui cet instinct, plus fort que toute réflexion, qui a condamné en France, dès le premier jour, l’émigration de 1789, et contre lequel la conscience