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du sens des mots, là où il n’y aurait plus de toit paternel ? Voilà par quels argumens puissans M. de Chateaubriand aurait pu combattre les jugemens sévères de la société nouvelle. Je ne dis pas assurément que celle-ci se fût tenue pour battue, ni même qu’elle n’eût pas trouvé de bons argumens en réplique ; mais la veille d’un nouveau 93, et peut-être d’une guerre européenne entreprise pour le plus grand honneur des sociétés secrètes, je suis sûr qu’un tel langage eût fait réfléchir tout le monde ; au moins il nous eût rendus plus indulgens pour ces Français d’un autre âge qui n’avaient pas voulu reconnaître le sol de France caché sous des monceaux de cadavres.

M. de Chateaubriand a été mis un instant sur la trace de cet ordre d’idées lorsqu’il nous raconte son entretien avec M. de Malesherbes, qui, tout en restant lui-même dans la France révolutionnaire moins pour conjurer le supplice de son roi que pour acquérir le droit de le partager, lui conseilla, dit-il, l’émigration. « Tout gouvernement, lui dit ce philosophe, qui, au lieu d’offrir des garanties aux lois fondamentales de la société, les transgresse lui-même, n’existe plus et rend l’homme à l’état de nature. » Ce grave langage d’un sage resté seul au milieu d’une société folle et perverse ; cet homme de bien allant chercher au-dessus de sa patrie bouleversée le monde des idées morales, patrie sereine des ames pures ; ce dialogue d’un vieillard illustre et d’un jeune homme destiné à la gloire, raconté avec quelque émotion, eût formé un tableau d’une grandeur saisissante. La question débattue entre eux, celle de savoir si l’indignation morale peut jamais l’emporter sur le dévouement patriotique, si la conscience, en un mot, est au-dessus de la patrie, c’est un de ces points ardus de casuistique sublime qu’affectionnait le grand Corneille. Quelque chose de l’ame du vieil Horace ou de Sertorius dut parler alors par la bouche du dernier des Lamoignon. Pourquoi le souffle n’en est-il pas arrivé jusqu’à nous ? Pourquoi cette scène, qui aurait pu être grande, ne fait-elle aucune impression ? C’est que M. de Chateaubriand a trouvé bon d’en détruire lui-même tout l’effet par le ton (appelons les choses par leur nom) d’incomparable fatuité avec lequel il en rend compte. « Je revenais, dit-il, en courant, pourfendre la révolution, le tout étant terminé en deux ou trois mois… Je sentais parfaitement que l’émigration était une folie et une sottise. Mon peu de goût pour la monarchie absolue ne me laissait aucune illusion sur le parti que je prenais… » Avec trois ou quatre phrases comme cela, c’en est fait : je vous défie de prendre le moindre intérêt à une conduite qui se raconte ainsi elle-même, et ce jugement superbe en finit d’un coup avec toute la grandeur de la question morale. Et pourquoi M. de Chateaubriand fait-il ainsi les honneurs de sa propre cause ? Sauf erreur, le voici : c’est que cette cause ayant été vaincue, assez tristement vaincue après tout, c’est que le jugement de Dieu semblant s’être prononcé