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de liberté, égalité, fraternité ! mais non certes au plus bas prix. Ce qui n’avait été qu’un caprice étourdi de profanation et de libertinage sur les lèvres païennes de Camille Desmoulins quand il parlait du sans-culotte Jésus, quand il paraphrasait quelque hymne chrétienne en y mêlant les souvenirs de la veillée de Vénus, ce qui plus récemment n’était, dans la bouche de M. Quinet, qu’une autre manière de faire de la poésie, est devenu le thème commun des plus belles variations socialistes. Nous avons assisté des yeux de l’esprit à ces tristes parades qui se sont succédé depuis trois ans bientôt, à ces agapes fraternelles, quand Noël était fêté à la salle Valentino ou au Jardin d’Hiver par le pieux cortége des femmes libres, des prêtres émancipés et des béats adeptes, communiant en Dieu et en l’humanité, buvant à l’égalité universelle, portant des toasts à Jésus, le premier des socialistes et le symbole naïf du prolétaire. Nous avons entendu, sur les tréteaux populaires, les évangélistes du circulus commenter le sermon sur la montagne. Nous avons vu s’étaler sur les murs ces images où le Christ était placé entre le divin Robespierre et celui qu’on nommait le Bavard de la démocratie, qui mettait le meurtre à couvert sous les noms d’Harmodius et d’Aristogiton, et innocentait le vol par le souvenir du bon larron. De toutes parts s’est propagée ainsi sous nos yeux cette étrange émulation à abriter sous quelque lambeau de christianisme, qui son désordre, qui le fanatisme vulgaire du factieux, qui les fumées malsaines d’une intelligence troublée. Que dit encore aujourd’hui M. Quinet, continuant sa thèse dans l’Enseignement du Peuple ? « Le socialisme est le christianisme universel, » répète l’auteur d’Ahasvérus. Tel de ces commentateurs, esprit oiseux, en quête de matière à article, s’amusera, du même style dont il parlerait du livre ou du spectacle de la veille, à découvrir la complicité de l’Évangile et des pères de l’église avec le communisme. Celui-ci enveloppera de voiles mystiques l’invocation de Lucrèce « O volupté, mère des hommes… » Un autre jettera un ornement chrétien sur quelque rêverie platonicienne ou quelque réminiscence spartiate. Oublierons-nous l’apôtre, le théologien, le mystagogue de ce néo-christianisme ambulant et pensant, — M. Pierre Leroux ? M. Pierre Leroux est véritablement aujourd’hui le héros le plus en vue du christianisme révolutionnaire, comme M. Quinet l’a été avant février. Dans ce spectacle qui a ses tristesses, où l’odieux ne manque point, il y a du moins un dédommagement, c’est que le ridicule y vient parfois détendre l’esprit, un ridicule grave, pompeux, n’ayant nulle conscience de lui-même. Il existe parmi nous, pour notre plaisir et notre châtiment, de superbes exemplaires de cette espèce de ridicule qui se résume dans un mot : — le faux sérieux. Le faux homme sérieux abonde de toutes parts, et a fort à faire à conduire le monde qui attend ses oracles. Le faux homme sérieux est docteur en politique ou prophète de quelque religion nouvelle ; il est philosophe, économiste ou poète, quand il ne réunit pas toutes ces qualités, ce qui est le merveilleux du genre. Il fait des constitutions et des discours, des théologies et des dithyrambes, des philosophies de l’histoire et des articles de journaux ; il est de toutes les couleurs, de toutes les nuances, de toutes les sectes. Ce qui le distingue essentiellement et fait des variétés de l’espèce une glorieuse bande, c’est l’uniformité dans l’adoration du mot creux et de soi-même.

Pourquoi Lucien n’a-t-il point vécu de notre temps ? Bien certainement la