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venait à frôler un peu notre malheureuse barque, le choc suffisait pour arrêter un moment sa course, et l’homme qui tenait la barre du gouvernail avait besoin de toute son adresse, de toute sa vigilance pour éviter que le flot ne nous heurtât en plein. Malgré tous ses efforts, de larges éclaboussures venaient à chaque minute nous inonder d’une eau glaciale. Ces petits accidens ne pouvaient tarder à être suivis d’autres plus graves. Un moment d’inattention de la part du timonier suffisait pour jeter à bord des barriques d’eau qui, en imbibant le coton dont la barque était chargée, devaient en doubler le poids. Ce cas échéant, il ne restait qu’à sacrifier la cargaison, et il était douteux que nos efforts réunis parvinssent à déplacer une seule de ces énormes balles pesant près de deux milliers : nous n’étions que sept ou huit hommes à bord, plus cinq ou six enfans.

Les marins réunis à l’arrière de la saïa[1] redoublaient de ferveur ; l’on chanta de pieux cantiques qui n’avaient pas moins de cinquante strophes ; vinrent ensuite les oraisons, dont quelques-unes n’étaient pas autre chose qu’une malédiction sur les infidèles, ce qui nous touchait bien un peu ; puis ce fut le tour des maximes tirées des livres saints, des invocations aux scheikhs plus particulièrement révérés. Tout cela se croisait dans un pêle-mêle étrange que nous ne pouvons comparer qu’aux cris confus que, par un coup de vent, poussent les oiseaux de mer réfugiés sur la crête des récifs. « O Tout-Puissant ! qui d’un souffle éteindras le soleil à la fin des âges ! » s’écriait l’un. « O scheikh Abd-el-Kadr-el-Djeilani[2], protecteur des mariniers, intercède pour nous ! » reprenait un autre. « Je cherche un abri auprès de Dieu depuis l’aube ! » murmurait un troisième. « Délivre-moi de l’abîme, bienheureux scheikh Saïd, » disait un homme de Masswah, « et dès que mon pied touchera la terre, je te sacrifierai le plus beau mouton du pays ! » - « Et moi, je ferai blanchir à neuf la coupole sous laquelle reposent tes ossemens ! » ajoutait un dernier suppliant. Tous ces voeux, toutes ces prières n’apaisaient ni la brise qui augmentait encore, ni la mer qui grossissait toujours : le nakoudah interrogeait l’espace avec anxiété.

Quant à nous, il ne nous vint pas même à l’esprit de songer à nous rappeler quelques bribes de nos patenôtres ; mais nous n’étions pas beaucoup plus calmes que l’équipage. Deux ou trois barques venant de la côte d’Afrique passèrent à côté de notre saïa, en nous envoyant le salut d’usage, qui se perdit dans le bruit de la tempête ; au-dessus de nos têtes, des milliers d’oiseaux de mer fuyaient devant

  1. Sorte de barque moins grande que celles connues sous le nom de daws et de barghléhs, mais d’un tonnage supérieur à celui des sambouks.
  2. Saint en grand honneur chez les marins musulmans : son tombeau est sur une des îles du golfe Persique.