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la rafale et regagnaient la terre : nous nous surprîmes à suivre tristement de l’œil ces voiles et ces goëlands au vol rapide qui disparurent bientôt dans la brume. Un de nous pourtant ayant laissé échapper je ne sais quelle mauvaise plaisanterie sur les diseurs de litanies qui nous entouraient, nous ne pûmes nous empêcher de sourire ; mais presque aussitôt nous remarquâmes que les musulmans fixaient sur nous des regards farouches, et l’épithète de koufar (païens) dont nous gratifiait un marchand d’esclaves (djellab) vint même jusqu’à nos oreilles. — Si c’est de nous que tu parles sur ce ton-là, lui dit mon compagnon, tu cours le risque de faire le plongeon avant les autres, et d’avoir ainsi la première place au bain. — Le djellab baissa hypocritement les yeux, et prétendit que l’épithète dont il s’était servi n’était pas le moins du monde à notre adresse. Cet incident n’eut pas d’autres suites, nous étions assez bien armés pour imposer au besoin à tout l’équipage.

Jusqu’à ce moment, le nakoudah s’était obstiné à lutter contre le temps ; bientôt un nouveau péril vint ajouter à la gravité de notre position. Tout à coup un matelot s’élança vers une immense chaudière de cuivre, qu’il se mit à battre comme un tam-tam avec le manche de son couteau, et autour de nous chacun prononça la formule par laquelle tout musulman invoque le secours de Dieu à l’approche d’un danger imminent : — Allah akbar (Dieu est grand) ! — Ne comprenant rien ni à cette musique, ni à cette subite recrudescence de peur, nous nous décidâmes à quitter un moment l’abri que nous nous étions fait entre deux balles de coton. Quatre baleines, deux fois plus grosses que toute notre barque, jouaient à vingt ou trente brasses de nous ; par momens, elles flottaient dans une immobilité parfaite, et je comprenais qu’à la rigueur Sindbad le marin eût pu prendre leur énorme croupe pour une île ; puis d’un bond elles s’élançaient sur les vagues qui les emportaient sur leur dos. D’autres fois, elles disparaissaient pour revenir encore à la surface, ainsi qu’un écueil que la mer rejetterait de son sein, lançant par leur évent un jet d’eau qui se courbait sous l’effort de la brise et se perdait en une rosée imperceptible. Quelquefois leur masse gigantesque s’élevait au-dessus des ondes, s’en détachait complètement par un puissant coup de queue, parcourait dans l’air un espace de plus de soixante pieds, et retombait sur la lame, qui s’écrasait sous cet énorme poids avec un bruit pareil à un coup de canon. Alors le point par lequel les monstrueux animaux quittaient l’élément liquide demeurait un moment ouvert comme le cratère d’un volcan, et au-dessus de celui par lequel ils regagnaient l’abîme s’établissait un tourbillon où la houle venait s’engouffrer avec fracas. Chacun s’empressa d’imiter l’homme au chaudron, et ce fut bientôt un vacarme assourdissant auquel s’ajouta le bruit de quelques coups